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Bon, il n’est pas tiré d’affaire pour autant. Il a le regard vitreux, le teint livide et tremble comme une feuille.

— Hé… Ça va ?

Pas de réponse.

J’étouffe un juron. Mon petit doigt me souffle que Trulež et ses copains sont du genre à revenir pour vérifier qu’il est bien mort. Et ce coup-là, j’ai de grandes chances de me retrouver avec lui au fond du bassin. En plusieurs morceaux.

À situation d’urgence, solution d’urgence.

L’Association met au service de ses Agents un numéro de téléphone à n’employer que lorsque les conditions l’exigent. Mademoiselle Rose s’est montrée explicite à ce sujet et je ne l’ai jamais utilisé.

Jusqu’à aujourd’hui.

J’attrape mon blouson sans quitter des yeux le garou à moitié inconscient et je me mets à fouiller dans la poche intérieure.

— Par les cornes de Lucifer !

Lorsque Erglug m’a sauté dessus, j’avais mon téléphone à la main puisque j’étais en ligne avec Jasper mais comme aucun appareil ne résiste à la charge d’un troll, il se trouve sans doute, à l’heure actuelle, réduit en poussière quelque part.

Cela ne m’arrange pas et pas seulement parce que je tenais à ce téléphone.

Le temps presse. Si je n’étais pas aussi nulle en magie, je pourrais contacter le bureau grâce à un sortilège, jeter un charme qui…

Concentre-toi, Ombe. Ne te disperse pas avec des « si ». Utilise tes atouts.

Je me penche sur le garou toujours assis.

— Tu peux marcher ?

Il ne me regarde même pas.

Je l’empoigne sous les bras et l’oblige à se lever. Miracle. Il titube, si je le lâche il tombe mais il tient droit sans que j’aie à le porter.

En quittant l’entrepôt, les garous ont eu l’amabilité de laisser la porte ouverte. À pas lents, je guide mon ex-noyé vers la sortie. Il nous faut presque dix minutes pour atteindre ma moto.

Le plus dur est de la lui faire enfourcher mais, là aussi, mon entêtement porte ses fruits. Je le bascule d’un mouvement de hanche – il pèse plus de cent kilos, c’est sûr… Ça y est. Il s’affale sur le réservoir, commence à glisser, je saute en selle derrière lui et le coince entre mes bras.

Je parviens à introduire ma clef dans son logement, la tourne, appuie sur le démarreur.

Le moteur de ma Kawa me salue d’un doux feulement.

Un frisson de satisfaction me parcourt le dos. Le plus dur est fait. La suite ne sera pas facile mais une fois au guidon de ma bécane plus rien ne peut m’arrêter.

J’enclenche la première et, avec un soupir d’aise, je prends la route.

7

La nuit a beau être noire et les routes, puis les rues plutôt vides, je cesse très vite de compter les têtes qui se retournent sur notre passage.

Je suis obligée de rouler à petite vitesse, ni mon passager ni moi ne portons de casque et la place dudit passager – assis devant moi – comme sa position – vautré sur le réservoir, figure écrasée sur le guidon – sont plutôt inhabituelles. Ce n’est toutefois pas la curiosité des badauds que je crains mais celle d’éventuels policiers. À l’approche des fêtes de fin d’année, ils se multiplient sur les trottoirs à la vitesse des pères Noël et si l’un d’eux m’interpelle – un policier, pas un père Noël – ma carte d’Agent de l’Association ne me servira à rien.

La chance est avec moi, j’atteins la rue Muad’Dib avant d’être arrêtée par une patrouille et je rentre ma bécane dans le minuscule local que je loue pour pas grand-chose à Khaled, l’épicier du coin.

Puis j’entreprends de gravir les quatre étages qui me séparent de mon appart en traînant le garou derrière moi.

J’ai conscience que le manuel du parfait Agent, s’il existait – le manuel, pas l’Agent – déconseillerait l’accueil d’un garou chez soi mais c’est la seule idée qui m’est venue à l’esprit quand j’ai réfléchi à l’endroit où le conduire en attendant qu’il récupère.

S’il récupère.

Le trajet à moto ne l’a pas arrangé. Il est toujours atonique, muet, et tremble plus encore que lorsque je l’ai repêché, conséquence logique du vent de notre course nocturne sur ses vêtements trempés et…

Je sais. Je devrais être plus frigorifiée que lui. Ou du moins autant. J’ai pris un bain moi aussi, j’ai roulé de nuit moi aussi, à moto moi aussi.

Oui, mais.

J’ai toujours éprouvé des difficultés à percevoir la température. Beaucoup de difficultés.

Mieux que ça, la température et ses divers changements, même radicaux, ont très peu d’effets sur moi. Voire aucun. Cette particularité est à la fois un avantage – je ne me brûle pas en égouttant les pâtes, je ne m’enrhume jamais, je ne râle pas quand les copines ont vidé le ballon d’eau chaude avant que j’aie pris ma douche – et un inconvénient – je suis rarement habillée comme tout le monde, je laisse les fenêtres ouvertes et, d’une façon générale, je me fais plus souvent remarquer que nécessaire.

Bon, il n’empêche que quand j’atteins le quatrième étage, j’ai chaud. Chaleur interne, d’accord, mais chaleur malgré tout.

Je prends le temps d’essuyer la sueur sur mon front, je cale le garou contre mon épaule et j’entre.

Je partage mon appart avec deux nanas rencontrées sur un site de recherche de colocs.

Laure, pétillante fille du Sud, prépare un master communication, option séduction de l’ensemble des étudiants de la fac, plus de quelques profs pour faire bonne mesure. C’est une tornade sur jambes, débordante d’humour et de gentillesse. Charmante et adorable Laure.

Lucile, Norvégienne débarquée en France quelque temps après moi, décrocherait facilement un job de top-model tant elle est canon mais ne se soucie que de ses études d’ethnologie. Plus réservée que Laure, elle parle peu, lit beaucoup, se passionne pour les minorités parisiennes – ethniques ou sociales – et affirme n’éprouver aucun intérêt pour les garçons, ce qui a pour effet de nous stupéfier Laure et moi. Belle et douce Lucile.

Laure et Lucile.

Je ne les connais pas depuis longtemps, mais elles me sont déjà très chères. Avec elles, j’ai l’impression d’être normale. J’oublie mon enfance pas terrible, mon adolescence pas terrible non plus, mes particularités physiques et mon appartenance à l’Association, je deviens presque l’étudiante que je prétends être. Presque.

C’est à elles que je pense en traversant le salon avec mon fardeau. Aucun risque que Laure se réveille, elle est partie rejoindre ses parents en Provence pour les fêtes de Noël.

Lucile, en revanche, a le sommeil très léger et je préférerais…

Le genou du garou heurte la table basse et le vase qui s’y trouvait se casse la figure. Il explose avec fracas en touchant le sol. Génial. Question discrétion, tu as encore assuré, Ombe !

Par bonheur, la porte de la chambre de Lucile reste close. Il n’est pas si tard, finalement, à peine deux heures du mat. Lucile a eu la bonne idée de s’absenter, ce qui m’épargne la difficile tâche de lui expliquer ce que je trafique, dégoulinante d’eau sale, avec un mec inconscient et aussi trempé que moi sur les épaules.

Après une brève hésitation, je tire le garou jusqu’à la salle de bain. Les lèvres de mon invité sont bleues, il tremble toujours et si je ne le réchauffe pas, le froid réussira là où les coups de Trulež ont échoué. J’ouvre à fond le robinet d’eau chaude, je le déshabille, ce qui est loin d’être aisé vu son état de prostration, puis je le fais basculer dans la baignoire. Je le laisse tremper un moment, le savonne, notant au passage qu’il est sacrément bien fichu, l’extirpe de la baignoire, le sèche et le porte jusqu’à ma chambre, non sans me demander pourquoi j’agis ainsi.