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Il y a moins d’arbres et plus de gens.

Le soir de Noël, Ombe m’a longuement parlé de l’appartement qu’elle partage avec ses deux copines. Je sais donc où il se trouve, juste en face de l’épicerie de Khaled. Au numéro 45, quatrième étage.

Je sais également que Laure, une brunante (traduction du terme jean-luo-romuo-jasperien : une brune brûlante), est en vacances dans sa famille provençale.

Reste Lucile, l’autre colocataire, une blondiale (une blonde glaciale, hyper canon mais capable de refroidir d’un regard le pot d’échappement d’un scooter). Mon plan audacieux consiste à trouver refuge chez Ombe, dans un appartement désert. La présence de Lucile m’obligerait à monter un énorme bobard.

Ou bien carrément à lui demander l’hospitalité. À voir.

Je n’arrive pas à m’arracher du trottoir. Malgré moi, mon cœur bat plus vite. J’ai beau savoir que c’est ici le dernier endroit où Walter et l’homme au Taser penseront à me chercher, je commence à me demander si mon idée est aussi bonne que ça. Car pousser la porte de l’immeuble, c’est mettre mes pas dans ceux d’Ombe et suivre son fantôme…

— Qu’est-ce que tu ferais à ma place, hein, ma grande ? je murmure.

« Tu le sais ce que je ferais, alors arrête de te prendre la tête. Et la mienne, par la même occasion ! »

Je respire un grand coup et franchis le sas du hall. Surprise : pas d’ascenseur !

En soufflant et en jurant comme un charretier, je grimpe les quatre étages avec mes sacs d’une tonne chacun, dans une cage d’escalier pour hamster.

Je pose mon paquetage sur le palier, m’accorde une minute pour récupérer, puis je tape sur la porte qui arbore un smiley géant. Pas de réaction. Je frappe à nouveau, plus fort. Rien. Lucile n’est pas là. Ouf. Franchement, mensonge ou pas, je n’avais aucune envie de faire la conversation à une ethnologue frigi… rigide.

Pour ce qui est des frigos, j’ai déjà donné.

Je récupère dans mon bric-à-brac la boîte contenant l’améthyste broyée (pour rappel, la pierre d’améthyste est employée pour ouvrir des passages, débloquer, défaire les tensions). J’en prélève une pincée, m’approche de la serrure et souffle la poudre dans le mécanisme.

—  #qyen anyn latyat anco lintav helin imirinQº

« Equen anin latyat ando lintayë helin imirin ! Je dis : ouvre-moi la porte rapidement, violette de cristal ! »

C’est la deuxième fois que j’utilise ce sortilège. La première, c’était lors de ma mission avec Fabio le vampire, il y a une semaine.

Je commence à comprendre ce que signifie « acquérir de l’expérience ». Les sorts déjà pratiqués viennent plus facilement, plus naturellement.

D’ailleurs, la serrure cède avec un clic discret. J’entre en poussant mes affaires avec le pied, referme derrière moi.

Il flotte dans l’air des odeurs d’épices froides et de produit ménager.

Je me regarde dans le miroir : je suis effrayant. Mon teint est plus blanc encore que d’habitude. Mes yeux cernés disparaissent presque dans leurs orbites. Je me détourne, gêné. Comme si quelqu’un pouvait me voir. Comme si quelqu’une…

J’abandonne mes sacs près de l’entrée, traverse le petit salon principalement occupé par un canapé et une table basse et me dirige vers la chambre d’Ombe, aisément identifiable au poster « Million Dollar Baby » scotché sur la porte…

Je m’arrête.

Pourquoi est-ce que j’entrerais ? L’appartement est vide, je peux très bien squatter la pièce commune. Installer mon campement dans un salon, j’ai l’habitude ! Ce dont j’ai besoin, c’est d’un endroit sûr et tranquille pour me reposer.

Je fais demi-tour.

J’ai brusquement envie de passer mon visage à l’eau froide.

La salle de bains est un véritable temple dévolu à la féminité. Des produits étranges partout, des savons qui sentent la verveine et le citron, des shampoings à la pêche et à la cerise, des tubes blanc et rose, des flacons transparents remplis de potions mystérieuses, des boîtes rondes pleines de poudre, des pinceaux, des brosses de toutes les tailles, des boules de coton, du parfum… Je me sens bêtement intimidé. En frissonnant, je referme la fenêtre laissée grande ouverte. Je n’ose pas m’approcher du lavabo, terriblement encombré. Par contre, le rideau en plastique aux motifs géométriques et colorés qui pend dans la baignoire me lance une invitation impossible à décliner.

Je vole sur la pile une serviette à fleurs (qui appartient à Laure ou à Lucile mais pas à Ombe, c’est sûr ; surtout pas à Ombe). Je me déshabille, après avoir donné un tour au verrou (on ne sait jamais), puis je m’abandonne au jet brûlant de la douche.

J’essaye de ne pas penser aux trois filles qui utilisent (utilisaient…) régulièrement cette baignoire. Des filles nues, forcément. Et sublimes.

Mon imagination débordante (le mot est bien trouvé, enfin, il risque de l’être si je continue) s’emballe. Je vois des gouttes d’eau qui glissent le long de leurs cheveux bruns ou blonds et coulent sur leur peau de pêche et de lait. Elles ont les yeux fermés et la bouche entrouverte. Le savon mousse et…

Calme, Jasper.

Calme.

« Un problème avec le sexe, Jasp ?

— Non, pas du tout ! C’est juste que…

— Un problème avec les filles, alors ?

— Arrête, Ombe, t’es pas drôle !

— C’est toi qui n’es pas drôle. Crois-moi, il faut écouter ses hormones, ça fait du bien.

— Chaque chose en son temps.

— Bah, j’ai toujours eu du mal à faire la distinction entre travail et plaisir.

— Fiche-moi la paix, Ombe. Je dois retrouver ton meurtrier et te venger. Mes fantasmes attendront bien un ou deux jours de plus.

— Comme tu veux. C’est toi le boss, maintenant.

— Ouais, parfaitement. Je suis le boss. Alors laisse-moi travailler ! »

L’irruption d’Ombe dans mes pensées douche (le mot est parfait) mon excitation. Tant mieux, certaines pensées sont sacrilèges dans un temple.

Je n’avais, jusqu’à présent, jamais entendu Ombe aussi nettement. C’est ce qui m’a poussé à entrer dans son jeu, enfin, dans celui de ma tête ! Est-ce que le sortilège utilisé pour faire parler le mort a élargi la voie (la voix) ? Est-ce que c’est parce que je suis sur son territoire ? J’évoquais les fantômes. Ils sont plus forts dans les endroits qui comptent pour eux.

— Ou bien, je continue à voix haute sans m’en rendre compte, comme pour toute dépendance, le sentiment de manque s’aggrave au fil du temps…

« Tu ne te tais jamais ?

— Tu n’as qu’à te boucher les oreilles. C’est ma tête, je te rappelle.

— Eh bien, Jasper, profites-en pour l’utiliser de manière constructive ! »

Ombe a raison. Je dois penser à la suite des événements.

Voyons. Le meurtrier d’Ombe est protégé par un magicien. Impossible de lui mettre la main dessus par le biais d’un sortilège.

Reste la piste de son comparse.

Étendu raide mort dans une chambre froide. Avec le cerveau en bouillie. Et quelques mètres de tripes en moins.

Ce cadavre détient à coup sûr des informations sur son complice. Je dois les lui arracher (les informations, parce que les tripes, beurk, c’est fait).

Pour ça j’ai besoin d’une goule. Une créature capable de déchiffrer des entrailles (re-beurk). Mais ce n’est pas facile de trouver un haruspice quand on ne dispose plus des fichiers de l’Association.

Pourtant… les Anormaux de la capitale ne sont pas si nombreux. N’importe lequel me dirait ce que je veux savoir. Erglug ? Non, Erglug n’est pas un Anormal urbain. Le monde de la nuit, c’est pas son truc. Un vampire ferait mieux l’affaire. Un vampire…