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En même temps qu’il pousse un juron, l’étrangleur desserre sa prise. J’en profite pour prendre une grande goulée d’air, qui m’arrache les poumons. Je ne sais pas ce qui se passe, mais en tout cas, c’est bon pour moi !

Soudain Dryden me lâche complètement et je bascule en avant.

À trois pattes sur le bitume (mon bras cassé pend lamentablement contre ma hanche), je tousse et je crache, essayant de reprendre mon souffle. Ma gorge me fait un mal de chien.

Dryden pousse un autre hurlement. Cette fois, ce n’est pas un rire.

Puis une affreuse odeur de brûlé empuantit l’air.

Je tourne la tête. Ce que je découvre me glace le sang : bras et jambes écartés, tête renversée, il est en train de brûler.

De l’intérieur.

Par endroits, sa peau se noircit et se racornit.

Soudain sa chevelure s’enflamme dans un grand « woufff », mettant fin à de terribles cris d’agonie. Incapable de bouger, j’assiste à la destruction de mon ennemi. À son éradication. Au sens premier du terme.

Et ça ne me procure aucune joie.

Tandis que l’homme qui fut Ernest Dryden, devenu un tas informe de vêtements et de chairs au milieu de la chaussée, achève de se consumer, je rampe en direction de la ruelle où j’ai laissé mes affaires.

— Ça y est, Ombe, je murmure. Il est mort, j’ai réussi. Tu es vengée.

Je n’obtiens pas de réponse.

Je m’adosse en grognant contre le mur, cherche fébrilement de la main la bouteille d’eau dans mon sac. Je la vide d’une traite pour éteindre une soif dévorante.

Chaque gorgée est un supplice, et une libération.

— Je ne regrette rien, il le méritait, je continue pour moi-même et les ombres qui m’entourent. Non, je ne regrette rien.

Je sors de ma poche la gourmette qui ne me quitte plus et je la serre dans mon poing, de toutes mes forces, presque convulsivement.

Puis je m’effondre en sanglots alors que la pluie qui redouble fouette mes épaules et disperse les cendres du meurtrier d’Ombe.

De mon amie.

De ma sœur.

Post-it

À mesure que le pouvoir d’un magicien augmente et que s’étend son savoir, le chemin qu’il emprunte devient plus étroit.

13 rue du Horla

— Rose, des nouvelles de Jasper ?

— Aucune, Walter. Nina a perdu sa trace dans le quartier des vampires. Elle y a aussi… senti une odeur de soufre.

— De soufre ? Bon sang !

— Ça ne va pas ? Vous êtes tout pâle !

— Ce n’est rien, ce n’est rien !

— D’habitude, vous êtes plutôt tout rouge quand vous êtes contrarié.

— Je ne suis pas contrarié ! Je suis… perplexe.

— Perplexe à quel sujet ?

— Au sujet d’Ombe. Et de Jasper. J’ai enfin eu le rapport du Sphinx : ils étaient dans le collimateur de la MAD depuis plusieurs semaines. C’est un milicien qui a tiré sur Ombe.

— Hein ?

— Oui, Rose, vous avez bien entendu. Et c’est encore un milicien qui traque Jasper en ce moment.

— Mais ça n’a aucun sens ! La MAD débusque les démons infiltrés et leurs serviteurs ! Jasper et Ombe ne sont… n’étaient… ah, comment dire ? Bref, ils ne sont ni l’un ni l’autre !

— Je sais, Rose. Les tests auxquels nous soumettons les futurs Agents sont infaillibles. Et rien dans leur attitude ne nous permet de douter de leur loyauté. Cependant…

— Cependant ?

— Certains détails me dérangent. J’ai pris le temps de relire leur dossier… Ils s’en sortent trop bien à chaque fois. Ombe face à Siyah, puis contre les loups-garous. Jasper et le démon, le maître vampire et à nouveau le mage noir. Ils se sont trouvés en fâcheuse posture, c’est vrai, mais ils ont survécu. Alors qu’ils auraient dû y rester.

— Vous ne trouvez pas que c’est plutôt une heureuse surprise qu’un motif de suspicion ?

— Vous me connaissez, Rose. Je suis ravi quand mes gosses reviennent de leurs missions sans une égratignure. Vous savez aussi que j’aurais, sans hésiter, pris la place d’Ombe sur la moto en sachant ce qui allait lui arriver… Je me pose des questions, c’est tout.

— Ombe est… était presque incassable. Quant à Jasper, sa maîtrise des arcanes ne cesse de me surprendre. Rappelez-vous le bracelet ensorcelé qu’on a retrouvé sur lui après l’accident : il était noirci et déformé mais il avait visiblement absorbé la majeure partie du rayon qui a anéanti Ombe…

— Je vous le répète, Rose. Je me contente de m’interroger.

— Si je vous comprends bien, vous croyez qu’Ombe et Jasper sont au service des démons ?

— Je crois que, d’une manière ou d’une autre, à leur insu, d’ailleurs, c’est fort possible, ils ont un rapport avec Khalk’ru. Vous frissonnez, Rose ?

— Un courant d’air. Et si la milice faisait fausse route ? Si elle avait commis une erreur ? Ça ne serait pas la première fois qu’elle outrepasserait sa mission !

— J’y ai songé également, bien sûr. Mais comment démêler le vrai du faux ?

— Il existe un moyen, Walter. Il faut faire transférer le corps d’Ombe ici et pratiquer une autopsie mystique.

— Un rituel nécromant ? Ça m’ennuie de devoir en arriver là ! Mais après tout, vous avez sûrement raison. Ça nous permettrait d’en avoir le cœur net.

— Je m’occupe des formalités.

— Et Jasper ?

— Vous voulez connaître le fond de ma pensée ?

— Allez-y, Rose.

— Jasper est peut-être un Agent mais il est surtout un adolescent. Pour exister, il a autant besoin de s’opposer à nous que de faire notre fierté. Il reviendra de lui-même à la maison quand il l’aura décidé.

— D’accord, d’accord. J’espère seulement que ce sera en un seul morceau…

13

Je me réveille grelottant de fièvre dans les premières lueurs du jour.

Recroquevillé contre mes sacs, sur le trottoir, j’ai l’impression que je n’arriverai jamais à étirer mes jambes, à me redresser.

À me lever.

Je dégouline, je pue la fumée et le chien mouillé.

Seul point positif : mon bras. Je pensais le retrouver gonflé et tout bleu, gagné par la gangrène (j’exagère, je sais, je ne peux pas m’en empêcher). En fait, son aspect n’est même pas repoussant ! Il est tuméfié, bien sûr, et il me fait mal, mais je parviens à le bouger.

Ce constat me soulage. J’ai vraiment cru qu’il était cassé.

Je mets de l’ordre dans mes cheveux, me frotte le visage, défroisse mes vêtements pour avoir l’air un peu plus présentable.

Je charge ensuite mes sacs sur mon épaule droite et, tournant le dos à la rue Nodier, sans un regard pour les restes de feu Ernest Dryden (en dépit de tout et de tous, je conserve mon titre de roi des expressions bien choisies), je quitte le quartier à la recherche d’un café.

— Allô, mademoiselle Rose ?

— Jasper !… Tu vas bien ?

— J’ai connu des matins meilleurs, mais dans l’ensemble, ça va.

— On s’est inquiétés pour toi…

— Je sais. Je veux dire, je m’en doute ! Je vous demande pardon, Rose. J’avais mes raisons pour agir comme je l’ai fait. Je ne regrette rien. Sauf de vous avoir inquiétés.

— Il vaut mieux que je te passe Walter.

— Mademoiselle Rose, attendez !

— Oui, Jasper ?

— Il n’est pas… pas trop en colère ?

— Devenir adulte, Jasper, c’est prendre ses propres décisions et en assumer les conséquences.