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— Il est en colère alors, je soupire en remuant la cuillère dans mon double expresso tandis que mademoiselle Rose me met en attente.

— Jasper ?

La voix de Walter est plus étonnée que fâchée. Mon angoisse diminue d’un cran.

— Je vous appelle pour vous dire que je vais bien et que je suis désolé d’avoir désobéi à vos ordres, je formule très vite pour éviter qu’il me coupe.

— Bon, bon, répète-t-il comme s’il ne savait pas quoi répondre. Tu aurais pu te manifester plus tôt mais tu as fini par le faire. C’est tout ce qui compte. Il ne faut pas que tu restes seul. L’homme qui te cherche est très dangereux ! Nous devons

— Il est mort, je lâche.

— Mort ? Mais… Qu’est-ce que tu racontes ?

Il a l’air franchement abasourdi.

— Je l’ai retrouvé. On s’est battus. Je l’ai terrassé avec un sort.

— Bon sang, Jasper ! Tu me dis la vérité ?

— Promis, Walter. Je le jure sur la tête de…

— Inutile, Jasper, je te crois. Bon sang, tu n’as rien ?

— Une épaule déboîtée, c’est tout.

— Tu es bien sûr que c’est l’homme qui a tiré sur Ombe ?

— Sûr et certain. Il s’appelait Ernest Dryden. Il s’est vanté de travailler pour l’Association…

— Pour… l’Association ? Euh, hum. Ah ? Tu dois absolument passer au bureau, on a beaucoup de choses à éclaircir.

— J’ai plutôt envie de rentrer chez moi. Je rêve d’une douche chaude. Et puis ma mère doit commencer à s’inquiéter.

— Ta mère, oui… J’ai couvert ta disparition comme j’ai pu. J’ai dit qu’on t’avait transféré au dernier moment dans un service spécial pour des examens neurologiques.

Des examens neurologiques. Je suis certain de deux choses, à présent : ma mère est sûrement folle d’inquiétude et Walter n’a jamais étudié la psychologie…

— C’est gentil d’avoir pensé à ma mère, Walter. Qu’est-ce que je dois lui raconter, maintenant ?

— C’est ton problème, Jasper. Moi, je t’attends demain à la première heure pour faire un point complet.

— Euh, Walter… Demain on est le 1er janvier, je dis, tout surpris d’avoir encore une relative notion du calendrier (en réalité, un panneau dans le café prévient les clients que l’établissement sera fermé pour l’occasion). C’est pas que je cherche une échappatoire, mais il faudrait vraiment un miracle pour que ma mère accepte de me laisser repar…

— D’accord, d’accord. Après-demain. Au lever du soleil !

— J’y serai, je conclus en raccrochant.

Et en commandant un deuxième café.

D’abord pour finir de me réveiller.

Ensuite pour puiser quelque part le courage d’affronter l’« après-demain » de Walter.

Parce que je sais très bien que mon chef n’effacera pas l’ardoise. S’il a réagi de cette manière, c’est parce qu’il était alarmé et que le soulagement de me savoir tiré d’affaire a prévalu sur le reste. Mais ses derniers mots étaient lourds de menace : pas de doute, j’ai intérêt à profiter de mon répit. Parce qu’au second lever du soleil, je vais avoir droit à l’engueulade du siècle !

Avenue Mauméjean. Je traîne la jambe. La dernière fois que j’ai poussé la porte de chez moi, j’étais un fugitif en cavale. Le fugitif vient se rendre aujourd’hui aux autorités. Et quelles autorités ! Une mère qui se fait un sang d’encre depuis trois jours.

Des griffes plongent dans ma poitrine et me serrent le cœur.

Tant que j’avais un but, un but terrible qui transcendait tout, le reste n’avait pas d’importance. Seul comptait ma volonté de venger Ombe.

Maintenant que le but est atteint, me revoilà plongé dans une forme déprimante de retour à la normale.

Où tout ce que j’ai sacrifié dans l’accomplissement de mon devoir se rappelle brutalement à moi.

Ce n’est pas pour rien que les films s’arrêtent toujours sur le succès du héros. Sinon, le champion perdrait vite toute crédibilité. Est-ce qu’on l’imagine se débattre avec les assureurs réclamant le remboursement des immeubles détruits au cours de son aventure, avec la police cherchant à se faire payer des P.-V. de stationnement, avec une mère morte d’inquiétude ?

Qu’a dit Gaston Saint-Langers à ce sujet, déjà ?

« Quand faut y aller, petit, faut y aller. »

Bon, ben j’y vais alors.

— Maman ? T’es là ? je demande en refermant derrière moi la porte de l’appartement.

Je me suis composé un semblant de figure humaine devant la glace de l’ascenseur. Ce qui n’était pas gagné puisque je me suis encore fait peur en voyant mon reflet.

— Jasper ? C’est toi ?

Ben oui, qui d’autre ? Il y a beaucoup de garçons qui t’appellent maman ?

— C’est moi…

Je n’ai pas le temps d’en dire plus. Ma mère est là, devant moi.

Plus petite que d’habitude, à cause de sa démarche fatiguée.

Moins blonde, parce que ses cheveux sont retenus par le chignon qu’elle fait quand elle n’a pas le temps (ou le goût) de s’occuper d’elle.

Les yeux brillants de larmes qui se remettent à couler quand elle me voit.

— Mon grand ! hoquette-t-elle en se précipitant dans mes bras.

Je me débarrasse de mes sacs et je la serre contre moi. Je la serre à l’étouffer. Et, jetant aux orties seize années de principes à la con, je sanglote à mon tour.

— Maman… Je suis désolé…

Je voudrais que ce moment s’éternise. Pour me libérer sur son épaule de la pression accumulée ces derniers jours. Mais ma mère est une battante qui pense depuis toujours que les larmes ne règlent rien.

Elle s’arrache doucement à mon étreinte, recule d’un pas, sèche ses yeux d’un revers de manche et m’observe attentivement.

— Ça va, Jasper ? Le médecin qui s’occupe de toi m’a parlé de tests complémentaires… L’hôpital t’a laissé sortir dans cet état ? Ce manteau est à toi ? Je ne t’ai jamais vu avec… Qu’est-ce qui t’a pris de traverser la rue sans regarder ?

Sa façon à elle de se libérer.

— Promis, je vais t’expliquer, je réponds sur un ton suppliant après m’être essuyé les yeux à mon tour. Mais j’aimerais prendre une douche avant. S’il te plaît.

Elle hésite (elle sait que j’ai parfois tendance à me défiler), fronce le nez et convient que c’est effectivement la meilleure chose à faire.

— Pendant ce temps, je vais préparer du thé et téléphoner à ton père pour le rassurer. Tu sais qu’il s’inquiète beaucoup ?

S’il s’inquiétait tant que ça, il serait là avec toi, et il aurait remué ciel et terre pour me retrouver…

Je garde cette remarque pour moi et fonce à la salle de bains. Parce que la douche, ce n’est pas une ruse pour échapper à une inévitable conversation.

J’en ai vraiment envie.

J’ai l’impression d’avoir sur moi l’odeur de la mort.

Lorsque je quitte la pièce, fumant comme au sortir d’un hammam, ma mère est encore au téléphone. Mon bras a cessé de m’élancer, j’arrive à le bouger presque normalement. Le corps humain est beaucoup plus résistant qu’on ne croit.

Je file dans ma chambre, récupérant au passage les deux sacs qu’elle a posés devant la porte (c’est une autre de ses manies, imposer l’ordre dans la maison). Cette fois, je racle vraiment les fonds de placard pour trouver de quoi m’habiller. Puis je m’assieds à mon bureau. Rien ne presse. Elle viendra bien assez tôt m’annoncer que le thé est servi.

Me laver m’a fait un bien fou. L’eau, en ruisselant sur ma peau, a effacé bien plus que la saleté. Je refoule dans un coin de ma tête la cohorte d’images et de sensations qui ne demandent qu’à m’envahir.