Et ma sacoche ? Est-ce que quelqu’un a pensé à la récupérer sur le lieu de l’accident ? Il y a dedans beaucoup de choses auxquelles je tiens.
Mais c’est le genre de détail que Walter, dans son obsession de la discrétion, ne laisserait pas passer. Ma sacoche – et l’attirail qu’elle renferme – se trouve sans aucun doute, en compagnie de mes vêtements, dans les bureaux de la rue du Horla.
Il est beau le magicien qui, malgré ses seize ans et son expérience limitée, a survécu à l’attaque d’un démon, d’un maître vampire et d’un puissant sorcier !
Nu et désarmé, cloué dans son lit par un désespérant accès de faiblesse…
Fin de partie.
Il ne me reste rien, rien que mon amertume et ma colère.
Je suis sur la touche.
Prisonnier, pour ajouter à l’humiliation.
Non seulement mon patron me refuse son aide, mais il me place sous surveillance. Et il se débrouille, avec un machiavélisme qui force l’admiration, pour coller à mon chevet le plus impitoyable des gardiens : ma mère !
Je m’en veux de parler d’elle comme ça.
En toute autre circonstance, je me serais jeté dans ses bras, j’aurais profité de mon statut de quasi-mourant pour me faire plaindre, pour réclamer des gestes tendres. Elle aurait apporté des cristaux revigorants, des bâtonnets d’encens. Le personnel l’aurait grondée mais elle aurait obtenu tous les passe-droits. Elle m’aurait veillé. Elle m’aurait…
Mais là, j’ai des choses à faire et, à sa façon, ma mère est un obstacle.
Je dois réagir.
Mieux : je dois agir.
Allez, Jasper (je me parle beaucoup à moi-même et ce n’est pas récent). D’habitude, tu ne renonces pas aussi facilement ! Ombe, d’ailleurs, refuserait de te voir vaincu par l’accablement. Elle ricanerait devant tes hésitations.
Elle te ferait signe de foncer.
Foncer. Oui, mais foncer où ? Et comment ? Tout nu dans les couloirs grouillant d’Agents de l’Association ? Je me mets à réfléchir.
J’adore sentir les engrenages du cerveau reprendre leur mouvement. Réfléchir, c’est d’ordinaire ce que je réussis le mieux (j’ai une autre spécialité, celle de l’humour foireux, mais en ce moment, je n’ai pas du tout envie de rire…).
Comme toujours, il ne faut pas deux minutes pour qu’une idée débile fasse son apparition dans ma tête. Pourquoi pas celle-là ? Elle en vaut bien une autre.
Une autre confidence
Notre deuxième rencontre, Ombe, était plus pittoresque.
Je t’avais aperçue à travers la vitre au bar d’un troquet proche de la place Simard. Tu étais perchée sur un tabouret, perdue dans d’insondables pensées. L’automne avait commencé à frapper les trois coups contre les arbres qui jaunissaient à vue d’œil. Tu portais un débardeur noir. Le noir va bien aux blondes, je trouve. J’avais pris mon courage à deux mains et j’étais entré.
Tu avais mis un moment à sortir de ta rêverie, un autre pour me reconnaître. Sans te demander la permission, je m’étais assis sur un tabouret, en face, et j’avais commencé à te parler, très vite, de tout et de rien, parce que je me sentais mal à l’aise. Tu faisais cet effet à tout le monde.
Tu attirais, puis tu mettais mal à l’aise et après on t’évitait. Sauf moi. Au contraire, il faut avouer que c’est plutôt toi qui m’évitais ! Cette fois-là, tu m’avais laissé m’enferrer dans mon inepte bla-bla, bafouiller sans rien dire, un sourire ironique au coin des lèvres. Quand je m’étais tu, enfin, tu avais poussé un soupir. Tu t’étais levée et tu étais partie, me laissant en plan, avec cette simple phrase : « Moi, c’est Ombe. Enchantée ».
Ça en aurait refroidi plus d’un !
Mais pendant que je te parlais, je t’observais. Et une certitude s’était imposée à moi, tandis que je gravais chaque trait de ton visage dans ma mémoire : on ne s’était pas rencontrés par hasard…
4
En réalité, la question n’est pas « où » ni « comment », mais « avec quoi ».
Avec ma sacoche, ça aurait été facile. J’ai toujours, à l’intérieur, de quoi réaliser de nombreux sortilèges. Là, je vais devoir me contenter des moyens du bord.
Et c’est pas lourd !
Mon regard fait le tour de la chambre où je suis (voyons la réalité en face) retenu prisonnier.
Contre le mur du fond, la chaise que Walter a replacée en partant et une petite table. Sur la table, un vase avec un bouquet de fleurs, certainement apporté par le même Walter, vu le mauvais goût de la composition.
À gauche du lit (un lit compliqué, capable de monter ou de descendre d’une simple pression sur une télécommande), un fauteuil.
À droite du lit (il grince, en plus) un plateau à roulettes.
Sur le plateau, un verre et une carafe d’eau. Et une assiette.
À côté de l’assiette, un petit sachet de poivre et un autre de sel.
Dans l’assiette, une pomme. Et un couteau en plastique.
Comme si j’allais me suicider ! Ou poignarder quelqu’un. Walter par exemple…
L’appareillage bipant et clignotant a été enlevé. Il ne reste que le goutte-à-goutte, qui plonge dans le creux de mon bras.
J’aperçois des toits par la fenêtre.
J’en conclus que j’aurais du mal à m’échapper par là…
Pour ne rien arranger, le personnel soignant n’a (soigneusement) rien laissé de médical dans la chambre, si ce n’est le liquide de perfusion (une solution glucosée, c’est écrit sur le flacon). Pas de médicaments, pas de molécules dont je pourrais tirer profit en les détournant de leur usage.
Pas de pierres non plus, ni de métaux autres que l’Inox du mobilier.
Ça réduit le champ des possibles, tout ça…
Mon regard revient se poser sur le vase rempli de fleurs. De roses, pour être précis. C’est un bouquet arrangé. Pour faire joli, on a ajouté de la bruyère et des trucs en plastique mochissimes. Le résultat est carrément douteux mais, si j’avais moins mal, il me ferait bondir de joie : j’ai ma matière première !
Je me redresse dans le lit.
Je retire en grimaçant l’aiguille qui s’enfonçait dans mon bras. Je fais un nœud avec le tuyau et je maintiens quelques minutes un morceau du drap sur la veine perfusée, comme une compresse.
Lorsque ça ne saigne plus, je pose mes deux pieds sur le sol et je tente de me lever.
Je vacille et dois me rattraper au lit.
C’est pas possible d’être dans un état pareil. J’ai eu un accident, d’accord. Mais j’ai quand même dormi trois jours !
Je ne sais pas de quoi est constitué le rayon qui a frappé Ombe et a glissé sur moi. Quelque chose de terrible, c’est sûr. Lorsque j’en ai reçu une pleine décharge, dans la ruelle, c’était loin d’être aussi fort. Je finis par me stabiliser.
En traînant des pieds, je parviens jusqu’au vase ; j’en retire la bruyère et les trois plus belles roses. Avant de regagner mon lit.
Je prends le temps de récupérer (je souffle comme si j’avais couru un cent mètres).
J’approche le plateau, y abandonne mes prises.
Je me sers un verre d’eau d’une main mal assurée et bois longuement, à grandes gorgées. Je ne suis pas déshydraté puisque j’étais sous perfusion. J’ai pourtant l’impression d’avoir un volcan dans la gorge.
Ma soif apaisée, je tourne mon attention vers la pomme. Je dois à présent la couper en tranches fines, dans le sens horizontal.
Je bataille longuement, manque vingt fois de casser le couteau en plastique mais obtiens au final six belles rondelles arborant, au centre, un pentacle naturel parfait.