Est-ce que j’ai vraiment marché sur une frontière, ou bien posé le pied plus loin ? Je suis trop fatigué pour y penser.
Ce que je sais, par contre, c’est que j’ai pris des risques. Beaucoup de risques. Le sortilège était puissant. Je me suis montré très imprudent.
La magie réclame une énergie externe et… interne. La bruyère m’a permis d’arriver jusque-là ; elle m’a aussi poussé à l’erreur. J’ai surestimé mes forces.
J’ai failli me consumer.
« Arrête un peu de te plaindre ! T’as réussi, non ? Savoure ton succès et avance ! »
Je sursaute encore. Ce n’était pas la bruyère ! La fatigue, alors ? Une séquelle de ma chute ? Il me semble entendre, en même temps que les remontrances d’Ombe, le clap-clap d’un applaudissement. Je commence à me demander si j’ai bien fait de quitter l’hôpital…
L’approche d’un taxi coupe court à mes interrogations. Je l’arrête d’un geste fatigué. Avant qu’il ait le temps de se rendre compte que je ne porte qu’une simple tunique sous mon manteau, je m’engouffre à l’arrière.
— Avenue Mauméjean, numéro neuf, s’il vous plaît, je dis au chauffeur en comptant l’argent prélevé dans le sac à main.
Il y a largement assez pour la course. Je me laisse aller sur la banquette. D’abord passer à l’appartement récupérer des vêtements et quelques affaires indispensables à mon enquête. Ensuite, trouver un refuge et dormir. Oui, dormir.
Je ne peux pas rester chez moi. Parce que c’est le premier endroit où Walter me cherchera, et parce que ma mère rentre ce soir.
Je soupire, en même temps qu’un sentiment de culpabilité m’envahit.
En m’enfuyant, je la fuis elle aussi.
— Pardon maman, je murmure. Je t’expliquerai plus tard. Je m’en veux horriblement mais je sais que je dois retrouver cette ordure.
Aller jusqu’au bout.
Et cesser de geindre, oui. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire.
Surtout ne pas s’arrêter au bord du chemin.
Même si le ciel paraît moins lumineux, même si les étoiles ont du mal à briller.
— Je te vengerai, Ombe, je souffle encore, à voix basse, tandis que le taxi roule. Je te le jure !
Oui, c’est de la force que je dois maintenant puiser dans ton souvenir.
Pour avancer.
Continuer.
Aller plus loin.
Au soleil comme dans la pénombre…
Encore une confidence
Il y a certains événements qu’on voudrait n’avoir jamais vécus. Qu’on donnerait tout pour oublier. Et qu’on se remémore avec d’horribles pincements au cœur…
J’avais apporté, un jour, trois roses rouges dans les bureaux de l’Association. Bien sûr, je n’avais pas réussi à les cacher à mademoiselle Rose, qui avait secoué la tête en soupirant.
Je savais, Ombe, que tu devais venir récupérer un dossier. Il était placé en évidence sur l’étagère proche de la porte. Discrètement, j’y ai posé mes roses et je me suis dissimulé derrière un angle du couloir.
J’avais passé la nuit à concocter un petit sortilège ; les fleurs devaient s’ouvrir au moment où tu les aurais humées et projeter alentour des grains de lumière.
J’attendais donc ton arrivée, le cœur enflammé, me réjouissant à l’avance de ta surprise.
Lorsque tu es arrivée, tu avais ta tête des mauvais jours. Tu t’es arrêtée, incrédule, devant les fleurs rouges. Tu les as prises, montrées à mademoiselle Rose qui a haussé les épaules. Puis tu les as jetées dans la corbeille et tu es repartie, ton dossier sous le bras.
J’étais tétanisé. Je m’étais inventé tant d’histoires avec ces roses ! La réalité, dont tu étais l’étincelant porte-drapeau, les avait toutes balayées…
Aujourd’hui que je me rappelle cette scène mortifiante, je ne regrette plus de l’avoir toujours dans ma mémoire. Je te revois jetant mes roses à la poubelle et je souris.
C’était tellement toi, alors.
13 rue du Horla
— Jules ? Tu m’entends ?
— Oui, mademoiselle Rose.
— Est-ce que tu peux confirmer à Walter ce que tu viens de me dire ?
— L’Agent stagiaire Jasper a disparu.
— Quoi ? Disparu ? Disparu comment ?
— Il était là, dans sa chambre, et puis quelques minutes plus tard, il n’y était plus.
— Ça s’est passé il y a combien de temps, Jules ?
— Il y a trente minutes environ, mademoiselle Rose. J’ai fouillé l’hôpital avant de vous prévenir. S’il était simplement parti aux toilettes, ça aurait été dommage de vous déranger…
— Est-ce qu’il y avait des traces de magie résiduelle dans la chambre ?
— Vous savez, mademoiselle Rose, la magie, c’est pas mon truc…
— Sacrés dieux ! Les séminaires que l’Association s’échine à organiser, c’est pour les chiens ?
— Calmez-vous, Walter. Jules a fait ce qu’il pouvait.
— Je sais, je sais. Désolé mon garçon. Donc, Jasper nous a filé entre les doigts. Cet idiot est capable de se lancer seul sur les traces de l’assassin ! C’est trop dangereux, il faut l’arrêter avant qu’il fasse des bêtises.
— À mon avis, il sera retourné chez lui. Il a besoin de vêtements et de matériel. Jules ?
— Oui, mademoiselle Rose ?
— Tu vas foncer au dernier étage du 9 avenue Mauméjean. Si Jasper est chez lui, tu nous appelles tout de suite.
— D’accord.
— Inutile de te demander d’être discret. C’est dans ta nature ! Mais sois prudent, Jasper n’est plus lui-même depuis la… mort d’Ombe.
— Je ferai attention, mademoiselle Rose. Autre chose ?
— Il est possible que Jasper ait apposé un ou deux sortilèges pour protéger l’appartement. Ne prends pas de risques inutiles…
— Vous devriez aller vous reposer, Rose. Vous n’avez pas dormi depuis longtemps.
— Vous non plus, Walter.
— Je n’y arrive pas.
— À dormir ?
— À le croire. Bon sang, Rose, c’est un cauchemar !
— Je sais, Walter. Nous faisons le même depuis trois jours… Sans compter les jeunes stagiaires que nous sommes contraints d’envoyer sur le terrain et pour lesquels je m’inquiète.
— Pour lesquels nous nous inquiétons tous…
— Si le Sphinx était là, les choses seraient plus faciles.
— Je n’avais personne d’autre à envoyer pour une mission de cette importance.
— Je sais, Walter, je sais. Simplement, la situation se complique et nous manquons de moyens pour l’affronter.
— Nous ferons comme d’habitude, Rose : beaucoup, avec pas grand-chose.
6
Personne n’est entré chez moi depuis cette funeste nuit de Noël ; le sortilège sur la porte est toujours en place. Par chance, je n’ai pas fermé à clé en partant. Je voulais frimer auprès d’Ombe, lui montrer que j’avais toute confiance dans ma magie.
Pour une fois que jouer l’intéressant me sauve la mise…
Parce que les clés sont dans ma sacoche, rue du Horla, et qu’il est hors de question que j’aille les récupérer. « Bonsoir Rose ! Ne vous dérangez pas, je ne fais que passer ! Je me suis enfui de l’hôpital et j’ai besoin de mes clés ! »
J’imagine sa tête. Et la mienne juste après. Au carré…
J’habite un duplex gigantesque et désert, tout en haut d’un vénérable immeuble haussmannien. Mes parents se sont réservé un étage entier (avec terrasse et piscine) mais ils y mettent rarement l’orteil.