C’est-à-dire moins nu.
Au moment d’entrer dans l’ascenseur, une drôle d’impression me saisit. Je me retourne et balaye l’étage du regard. Personne, évidemment. Pourtant…
C’est bizarre, l’espace d’une seconde, j’ai eu l’impression d’être observé.
Je hausse les épaules. Tu deviens parano, mon vieux Jasper. C’est le fantôme d’Ombe qui continue à t’obséder ? Ou la peur ?
La fatigue, tout simplement.
Une bonne nuit de sommeil, voilà ce qu’il me faut ! Pour cela, il suffit de traverser la moitié de la ville sans faire de mauvaise rencontre…
Je laisse les portes de l’ascenseur se refermer et j’appuie sur le bouton du rez-de-chaussée. Puis je secoue la tête. Stop, Jasper. Ne pas perdre de temps, ça ne veut pas dire agir précipitamment !
J’actionne l’interrupteur qui signale (en gros caractères, la majorité des occupants de l’immeuble ayant atteint l’âge des lunettes à triple foyer) l’arrêt d’urgence.
Car urgence il y a.
Bon sang, j’ai vraiment cru qu’il y avait quelqu’un sur le palier ! Je sursaute à la vue de mon ombre… Comment est-ce que je pourrais sortir et déambuler dans les rues, à la merci de mon imagination galopante autant que du premier dingue venu ?
« Une cible trop tentante », disait Walter. Il avait raison. Je dois impérativement prendre certaines précautions, pour ma sécurité. Et retrouver mon sang-froid ! Sinon, mes projets sont voués à l’échec…
Il faut couper les ailes des papillons
Tu es venue chez moi, pour la première fois, le soir de Noël. Je me sentais abandonné et je déprimais. De ton côté, ce n’était pas joyeux non plus. Deux âmes en peine, poussées l’une vers l’autre par l’insupportable bonheur ambiant.
Je me rappelle, tu étais restée estomaquée par la taille de l’appartement. Je t’avais répondu que les plus beaux écrins abritent souvent la plus terrible solitude. J’aurais pu ajouter qu’on est jamais aussi seul qu’au milieu de la foule…
Il n’y avait que toi et moi. On aurait pu passer la soirée là, dans mon salon-repaire, à se goinfrer de films d’action, j’aurais pu te faire les honneurs de mon laboratoire et peut-être même te donner goût à la magie, je serais allé piquer une bouteille de vin dans la réserve de mon père, on se serait enivrés, on se serait jetés dans la piscine à l’étage et on aurait ri en se bousculant dans l’eau. On aurait ensuite passé la nuit sur la terrasse, emmitouflés dans des couvertures, à se raconter nos vies sous le regard des étoiles.
Ça aurait été merveilleux !
Mais j’ai annoncé que l’appartement me pesait. Que je préférais sortir.
Et on est allés dans un bar.
On a grimpé sur ta moto…
Je sais, c’est facile de refaire l’histoire. De se dire : si j’avais su, si j’avais pu. Un enchaînement de causes dérisoires conduisant à d’irrémédiables conséquences.
L’effet papillon. Un battement d’ailes ici, un ouragan là-bas.
Je m’en veux tant, Ombe, oh comme je m’en veux…
13 rue du Horla
— Allo, mademoiselle Rose ?
— Oui, Jules.
— Il était chez lui… Il sortait quand je suis arrivé !
— Calme-toi. Est-ce qu’il t’a vu ?
— Non, je ne crois pas. À un moment il s’est retourné mais il n’a pas insisté. Par la cape de Frodon, j’ai failli faire dans mon pantalon !
— Tu l’as suivi ?
— J’ai essayé. Mais le temps que je descende les escaliers, la rue était déserte.
— Jasper avait l’air comment ?
— Décidé. Il portait sur le dos un genre de besace militaire et dans la main un sac de sport qui semblait assez lourd.
— Il va sûrement pratiquer sa magie quelque part. C’est bien, on a une chance de le repérer, maintenant.
— Est-ce que je dois me lancer à sa poursuite ?
— Non. Tu rentres faire ton rapport. Après, quartier libre ! Tu t’es bien débrouillé, Jules.
— Merci, mademoiselle Rose !
— Ne traîne pas en route… Et sois prudent, tu m’entends ?
— Oui, oui, bien sûr. Ça ne va pas, mademoiselle Rose ? Vous avez une drôle de voix !
— Ça va, j’ai juste la gorge prise. Un courant d’air. Allez, dépêche-toi !
7
Alors, par quoi je commence ?
Par une valeur sûre : le collier protecteur.
Je l’ai fabriqué moi-même en puisant dans le coffre maternel, régulièrement et généreusement rempli par mon père…
Sur le lacet de cuir, il y a un rubis pour prévenir les mauvaises intentions, un diamant pour juguler les énergies malveillantes et un jade pour lutter contre les épuisements. Ces pierres doivent être activées, sous peine de n’exister qu’en termes de symbole, dont s’accommodent la plupart des gens. Activées et régulièrement purifiées. Sinon elles s’encrassent et fonctionnent moins bien. Voire plus du tout.
Lorsque le copain du meurtrier m’a attaqué dans la rue, j’aurais dû y passer. Mais le rubis m’a prévenu, le diamant a bu une partie du rayon mortel et le jade m’a donné la force de m’enfuir. En se déchargeant totalement.
Je m’accroupis et déballe mon matériel sur le tapis de l’ascenseur, bloqué entre deux étages. Le miroir en pied me renvoie mon image, celle d’un garçon crevé, au teint plus blanc que des œufs en neige. Dès que la situation se sera améliorée (un peu d’optimisme ne fait jamais de mal), je m’occuperai sérieusement de ma pomme !
Comme d’habitude, les quatre éléments jouent un rôle incontournable. J’allume donc une bougie (tant pis pour les gouttes de cire sur la moquette), verse un peu d’eau dans le mini-chaudron, ouvre le bocal empli de terre que j’ai pris soin d’emporter. Pour l’air, je vais me contenter de celui qui se trouve autour de moi.
Pas besoin de pentacle, c’est un rituel, pas un sortilège. Et tant mieux, parce que j’imagine déjà la tête du personnel d’entretien nettoyant l’ascenseur…
Pourquoi j’ai attendu aussi longtemps pour réactiver mon amulette ? Parce que recharger des pierres vidées de leur énergie réclame du temps et des efforts. Je l’avoue, j’ai un côté paresseux, du genre : « Pourquoi faire aujourd’hui ce qu’on peut remettre à demain ? »
« C’est au pied du mur qu’on voit le prisonnier ; c’est derrière le mur qu’on reconnaît l’évadé », me répond lugubrement le hussard philosophe Gaston Saint-Langers. Escaladons le mur, alors.
Je mélange du gros sel et de l’eau dans une assiette et j’y plonge mon collier. Avant de songer à lui redonner vie, il est nécessaire de purger les pierres des ondes négatives qu’elles ont absorbées au contact du rayon étrange. Puis je ferme les yeux et… et je lutte contre une terrible envie de m’endormir.
Je dois me concentrer.
Je me focalise sur ma respiration. J’inspire. J’expire. Le souffle est le moteur principal de la magie. Je respire, dans l’obscurité de mes paupières, je m’éloigne de mes propres pensées, qui se détachent et tombent de moi comme des feuilles mortes. Encore une inspiration. Voilà, je suis en état alpha, l’état des transes légères. L’état de clairvoyance.
Je rouvre les yeux.
Le monde a changé. Il est devenu plus net. Plus lumineux, tranchant avec la lumière sale du néon de l’ascenseur. Les mouvements sont ralentis.