dans les nénuphars
languides
Les crabes fantômes déambulent
au milieu des barbares
translucides
Papillon affolé par la flamme
meurt sans un regard
meurt sans nous voir
et laisse nos âmes
dans le noir
13, rue du Horla
Deuxième étage – Bureaux de l’Association
— Mademoiselle Rose ? C’est encore moi.
— Je t’écoute, Jules.
— J’ai retrouvé le gars au tambour.
— Enfin une bonne nouvelle !
— Le problème, c’est qu’il n’est plus seul.
— Tu veux dire que… Jasper ?
— Non. Je n’ai pas revu Jasper depuis l’épisode du couloir. Je crois qu’il a abandonné la poursuite.
— Tant mieux ! C’est un souci de moins. Mais alors, qui est avec le chamane ?
— Un vampire. Du genre costaud. Je vous envoie la photo que j’ai prise avec mon téléphone.
— Qu’est-ce que ce vampire vient faire là ? C’est quoi cette histoire ?
— Le gars au tambour est sorti du métro. Il s’est dirigé vers le parc Francescano. Là, cinq racailles lui sont tombées dessus. Le vampire a surgi de nulle part pour venir à son aide. Il a tué un des agresseurs, les autres se sont enfuis. Ensuite, le sorcier et lui ont discuté et puis ils sont partis, bras dessus bras dessous, comme s’ils étaient les meilleurs amis du monde.
— …
— Mademoiselle Rose, vous êtes là ?
— Tu as pu entendre leur conversation ?
— Non. Je suis resté à bonne distance ! À cause du sixième sens du… du chamane et de l’odorat du vampire.
— Et Nina ? Des nouvelles ?
— Aucune. Je m’inquiète pour elle, mademoiselle Rose.
— Je m’en occupe, Jules. De ton côté, concentre-toi sur ta mission. Je veux que tu continues à suivre le chamane. Ne les perds surtout pas de vue, lui et son nouvel ami. Et rends-moi compte régulièrement !
— C’est qu’il va bientôt faire nuit…
— Justement, tu seras encore moins repérable. Mais rassure-toi : si ça devient trop dangereux, tu as la possibilité d’abandonner la mission. Je te laisse entièrement libre d’apprécier la situation.
— Merci pour votre confiance, mademoiselle Rose.
— Tu la mérites, Jules. Tu la mérites amplement…
6
Une brume épaisse, grise, recouvre la forêt comme un pesant catafalque. Est-ce que c’est le jour ? Est-ce que c’est la nuit ? Tout est sombre et sanglant. C’est peut-être le crépuscule. Je vois à peine où je mets les pieds.
Les fûts noirs des arbres qui grimpent et se perdent dans le ciel sont les colonnes d’un temple ancien.
J’avance. Je ne sais pas où je vais, je suis poussé par l’impérieux besoin d’avancer.
« Je suis le marcheur aveugle, les yeux figés contemplant une lune qui tarde à se montrer… »
Toujours ce poème, que je ne me rappelle pas avoir appris.
Il monte du sous-bois une odeur de mousse, d’humidité mêlée de pourriture. Et aucun bruit d’animal. Tout est immobile, comme l’étang aux eaux glauques que je longe et abandonne derrière moi.
Je sens des gouttes. Tac. Tac. Le bruit d’une averse trouble le silence. Les effluves de la forêt se font plus présents. Pesants. Enivrants.
Je fais le dos rond sous mon manteau. Un manteau épais, fait d’une matière inconnue.
Un flamboiement illumine le ciel, suivi d’un lointain grondement.
« J’arpente l’horizon orange qui fabrique d’étranges orages… Éclair d’ivoire, gouttelettes d’eau pâle, châle de pluie sur l’herbe endormie… La feuille se détache et vient tomber sur la peau de la mare, dans laquelle se reflète un morceau de ciel noir… »
Je bute contre un obstacle que l’obscurité m’avait dérobé. Je me penche : c’est un corps.
Le corps d’un homme mort.
Je n’ai aucun mouvement de recul, à peine surpris. Cette forêt est donc un cimetière ?
Le corps est encore chaud. Sa tempe est poisseuse. On l’a frappé.
Je me laisse tomber, à quatre pattes.
Comme font les chiens. Comme font les hyènes.
Et je renifle le parfum du sang.
Pesant.
Je me retiens pour ne pas passer ma langue sur la blessure.
Enivrant.
Ce n’est pas normal.
Je vais me…
7
Pourquoi est-ce toujours quand on en a le plus besoin que les objets nous trahissent ? La plupart du temps, ils sont là, simplement. Bêtement. On les transporte, on les utilise, on les pose. Dans un sac, une armoire. Sur une étagère ou sur une table.
Parfois on pense à les prendre, parfois on les oublie…
Pourquoi je suis parti dans ce délire ? Parce qu’un téléphone, c’est un objet. Et que, tout à mon empressement à suivre les pseudo-Agents, j’ai laissé le mien au café, parmi les tasses vides !
Petite cause, grande conséquence : je me trouve dans l’incapacité de téléphoner à mademoiselle Rose pour lui signaler que Nina vient d’être enlevée par un vampire sadique (il a enfermé une fille dans un sac après l’avoir assommée !) et un sorcier pervers (il n’a pas eu l’air étonné de voir une fille se faire assommer et enfermer dans un sac…).
Bien sûr, si je connaissais par cœur le numéro d’urgence de l’Association, au lieu de l’avoir stupidement enregistré dans mon répertoire, je pourrais appeler de n’importe où. Mais ce n’est pas le cas. Il faut préciser, pour ma défense, que le numéro en question, crypté, est beaucoup plus long qu’un numéro de téléphone normal.
Ça ne change rien au fait que ma négligence met la vie d’un Agent en danger.
— Jasper pas bien. Jasper pas bon garçon. Jasper très nul. Jasper…
« Hey, c’est fini, oui ? »
— Ombe !
« Désolée, c’était plus fort que moi. Je ne supporte plus de t’entendre geindre.
— Il faut pleurnicher pour te faire sortir des limbes ?
— Il suffit de m’énerver. Et tu es très fort pour ça. Bye !
— Ne sois pas si susceptible ! Il faut me comprendre : tu débarques quand tu en as envie. Et si j’ai besoin, moi, de t’entendre ? Je fais comment ? Il y a une formule magique ?
— Je n’aime pas la magie, tu le sais.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je… Bah, laisse tomber. Ça me fait très plaisir de t’entendre à nouveau.
— On ne dirait pas.
— Je me suis posé beaucoup de questions.
— Tu te poses toujours beaucoup de questions !
— Là, c’est pas pareil. Ce sont des questions qui te concernent. Je me demande, par exemple, pourquoi je suis en train de te parler, alors que tu es morte. Qui es-tu, Ombe ? Un esprit revenu d’outre-tombe ?
— Je pensais que tu avais compris…
— Compris quoi ? Ombe, merde ! Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi tu restes dans ma tête ? »