— Les Anormaux doivent sentir un flottement dans les rangs de l’Association. Ça les rend nerveux, pas vrai, sorcière ?
— Ce sont des enfants ! Relativement sages en présence d’un adulte, capables des pires bêtises quand ils sont livrés à eux-mêmes. Pour ne rien arranger, Walter est rentré de son enquête infructueuse particulièrement… soucieux.
— Soucieux ?
— Je cherche un mot plus approprié : sombre, voilà ! J’ai essayé d’en parler avec lui mais il a coupé court, comme si tout lui était indifférent. Pire : comme si la disparition du Sphinx n’avait pas d’importance !
— Tiens donc. Le grrrrand Walteeeer, coupable d’indélicatesse !
— Je connais Walter mieux que quiconque et je le crois profondément atteint. Pourquoi le cacher ? À quoi rime ce déni ?
— C’est tout ? Moi aussi, je te connais, sorcière, depuis le temps. Il en faut davantage pour t’inquiéter.
— À midi, Walter m’a fait passer un mémo comportant une liste de décisions aberrantes qu’il me demande de mettre en place. Si nous appliquons cette nouvelle politique, les pires des Anormaux transformeront la cohabitation dont nous sommes les garants en chaos innommable. Quant aux meilleurs d’entre eux, ils se révolteront et l’Association vivra un très, très mauvais moment…
— Tu es arrivée à une conclusion, j’imagine.
— Oui. C’est terrible à avouer, mais je pense que Walter a craqué. Et que, doublement affecté par la mort d’Ombe et la disparition du Sphinx, il n’est plus en possession de tous ses moyens…
— Bravo !
— Tu es exaspérant, démon.
— Je ne vais pas cacher ma joie quand l’Association va mal ! Je suis ton prisonnier, n’oublie pas.
— Je croyais que tu étais mon confident !
— Pas d’ironie, sorcière, je t’en prie. Par-dessus tout, je reste un démon. Indompté et sauvage… Ah ! Ton bipeur. Il sonne ! Je parie que c’est Walter.
— Je descends.
— À ce soir ?
— Peut-être. Je ne sais pas si je passerai par la cuisine. Tu me déprimes.
Deuxième étage – Bureaux de l’Association
— Rose ?
— Voilà, voilà !
— Eh bien, vous en avez mis du temps. Avez-vous pu préparer notre structure aux mesures que je vous ai confiées tout à l’heure ?
— Vous savez que les choses ne sont pas aussi simples, Walter. Nous devons en parler.
— En parler ? Mais pourquoi ?
— Parce qu’on discute toujours, tous les deux, des changements importants.
— Ah ? Très bien. En ce cas… Qu’avez-vous à me dire ?
— Que cette stratégie n’a aucun sens. Enfin, Walter ! Libéraliser le commerce de la métadrogue ? Abroger l’accord de répartition des territoires ? Transférer la gestion des conflits entre Anormaux aux autorités humaines ? C’est absurde ! Absurde et dangereux. Walter, vous écoutez ce que je dis ?
— Hein ? Oui, oui, je vous entends parfaitement.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Ces… mesures ? Je les mets à la poubelle ?
— Comment ? Surtout pas, Rose ! Il est très important qu’elles soient appliquées. Et je compte sur vous pour le faire.
— Walter… Ça va ? Vous me semblez nerveux.
— Non, non. C’est juste que… qu’il faut se conformer à cette nouvelle stratégie. J’y ai longuement réfléchi. C’est une stratégie subtile, qui vous trouble, je le vois bien, mais qui tôt ou tard portera ses fruits.
— Qu’est-ce qu’il y a, Walter ? Vous regardez votre montre sans arrêt. Et vous ne quittez pas la fenêtre des yeux. Je ne vous ai jamais vu dans cet état !
— Je… Oui, euh, non. En effet, Rose. Mais ce serait… long à expliquer.
— Je suis d’une patience à toute épreuve, vous le savez.
— Comment dire… C’est idiot, vous allez me prendre pour un fou !
— C’est déjà fait. Depuis ce matin en tout cas ! Allez-y, je ne suis pas facile à étonner.
— Voilà, Rose : je cours un danger. Un très grand danger !
— Un… danger ?
— J’en étais sûr, vous pensez que j’ai perdu la tête.
— Pas du tout, Walter. Au contraire, je vous écoute très sérieusement, parce que vous ne m’avez pas habituée à ce genre de comportement.
— Je comptais m’en occuper moi-même, seulement… je comprends à présent que je n’y parviendrai pas seul.
— Walter… Vous tremblez ! Qu’est-ce qui vous terrifie comme ça ?
— Tout est là, Rose, dans ce dossier. Tenez. L’individu dont il est question est en ville. Il doit être neutralisé. Par n’importe quel moyen ! Il en va de ma survie ! De notre survie…
— Vous commencez à me faire peur, Walter. Je peux ouvrir ce dossier ?
— Oui. Mais vous allez être déçue.
— Une photo ? ! Rien d’autre ? Pas d’état civil, de biographie, d’analyse ?
— C’est tout ce dont je dispose.
— Et… c’est cet homme qui vous effraie à ce point ?
— Il ne faut pas se fier aux apparences, Rose, croyez-moi.
— Qu’est-ce qu’il vous veut ?
— Je ne peux rien dire de plus pour l’instant. Je suis désolé… Vous allez m’aider ?
— J’avoue que j’aimerais en savoir davantage ! Malgré tout, ce dossier est devenu ma priorité.
— Merci Rose. Merci infiniment. Et pour les nouvelles mesures ?
— Une priorité à la fois, Walter, vous ne croyez pas ?
— Si, si, bien sûr. Vous avez raison.
— J’ai toujours raison. Méditez là-dessus pendant que j’organise les recherches. Si votre homme s’habille dans la vie de tous les jours comme sur la photo, on le retrouvera très vite…
2
Sombre. Sombre est le jour. Dans le ciel couleur de sang, les nuages vont beaucoup trop vite.
Je porte un pantalon de cuir et une chemise de soie rouge. Les boutons sont des pierres de cornaline. La boucle de mon ceinturon est en fer poli. Mes pieds sont chaussés de bottes.
Des bottes avec des semelles de métal.
Où je suis ? Autour de moi s’étend, â perte de vue, une plaine aride et caillouteuse.
Les mots d’un poème inconnu me viennent sur les lèvres : « Je suis le chevaucheur, le voleur de nuages, je danse sur la lande comme le faucon en voyage… »
Une brise chaude et légère se lève, charriant des odeurs de rouille.
C’est alors que je les entends.
Les loups.
Ils hurlent.
Je ne les vois pas mais ils sont là. Ils m’ont pris en chasse.
Je me mets à courir, de plus en plus vite. Mon souffle devient léger. Loin de m’épuiser, la course m’électrise.
J’éclate de rire. Mes foulées s’allongent, j’accélère encore.
Je laisse derrière moi des empreintes profondes. Chocs sourds du métal contre la roche. Des étincelles naissent sous mes pas. Les pierres chahutées grésillent.
Soudain ils sont là.
Ils galopent derrière et à côté de moi, la langue pendante. D’énormes loups gris au pelage mité. Une dizaine. Ils tentent de me prendre en étau. De me couper la route.
Je bondis de plus belle. Je gonfle ma poitrine.
Je ne me suis jamais senti aussi bien. De toute ma vie. Débordant de force et d’énergie.
« Je suis le coureur infatigable, celui qui martèle de ses pas les chemins innombrables… »
Les hurlements excités se transforment en jappements de dépit. Je suis en train de leur échapper. Je leur échappe par ma seule course. Ni par des mots ni par la magie.