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– Madame, sincèrement, je ne peux pas vous dire à quel point vous trouverez cela beau! J'avoue que le style Empire m'a toujours impressionnée. Mais, chez les Iéna, là, c'est vraiment comme une hallucination. Cette espèce, comment vous dire, de… reflux de l'expédition d'Égypte, et puis aussi de remontée jusqu'à nous de l'Antiquité, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux candélabres, une Muse énorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer à la bouillotte ou qui est tranquillement montée sur votre cheminée et s'accoude à votre pendule, et puis toutes les lampes pompéiennes, les petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir été trouvés sur le Nil et d'où on s'attend à voir sortir Moïse, ces quadriges antiques qui galopent le long des tables de nuit…

– On n'est pas très bien assis dans les meubles Empire, hasarda la princesse.

– Non, répondit la duchesse, mais, ajouta Mme de Guermantes en insistant avec un sourire, j'aime être mal assise sur ces sièges d'acajou recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous assure que, chez les Iéna, on ne pense pas un instant à la manière dont on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire peinte à fresque sur le mur. Mon époux va me trouver bien mauvaise royaliste, mais je suis très mal pensante, vous savez, je vous assure que chez ces gens-là on en arrive à aimer tous ces N, toutes ces abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n'a pas été très gâté du côté gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je trouve que ça a un certain chic! Votre Altesse devrait…

– Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce ne sera pas facile.

– Mais Madame verra que tout s'arrangera très bien. Ce sont de très bonnes gens, pas bêtes. Nous y avons mené Mme de Chevreuse, ajouta la duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a été ravie. Le fils est même très agréable… Ce que je vais dire n'est pas très convenable, ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit où on voudrait dormir-sans lui! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai été le voir une fois pendant qu'il était malade et couché. A côté de lui, sur le rebord du lit, il y avait sculptée une longue Sirène allongée, ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des espèces de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes,-en ralentissant son débit pour mettre encore mieux en relief les mots qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles lèvres, le fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la princesse un regard doux, fixe et profond,-qu'avec les palmettes et la couronne d'or qui était à côté, c'était émouvant; c'était tout à fait l'arrangement du jeune Homme et la Mort de Gustave Moreau (Votre Altesse connaît sûrement ce chef-d'œuvre). La princesse de Parme, qui ignorait même le nom du peintre, fit de violents mouvements de tête et sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau. Mais l'intensité de sa mimique ne parvint pas à remplacer cette lumière qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on veut nous parler.

– Il est joli garçon, je crois? demanda-t-elle.

– Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une reine Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pensé qu'il serait un peu ridicule pour un homme de développer cette ressemblance, et cela se perd dans des joues encaustiquées qui lui donnent un air assez mameluck. On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann, ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a été frappé de la ressemblance de cette Sirène avec la Mort de Gustave Moreau. Mais d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant sérieux, afin de faire rire davantage, il n'y a pas à nous frapper, car c'était un rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.

– On dit qu'il est snob? demanda M. de Bréauté d'un air malveillant, allumé et en attendant dans la réponse la même précision que s'il avait dit: «On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts à la main droite, est-ce vrai?»

– M…on Dieu, n…on, répondit Mme de Guermantes avec un sourire de douce indulgence. Peut-être un tout petit peu snob d'apparence, parce qu'il est extrêmement jeune, mais cela m'étonnerait qu'il le fût en réalité, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme s'il y eût eu à son avis incompatibilité absolue entre le snobisme et l'intelligence. «Il est fin, je l'ai vu drôle», dit-elle encore en riant d'un air gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drôlerie sur quelqu'un exigeait une certaine expression de gaîté, ou comme si les saillies du duc de Guastalla lui revenaient à l'esprit en ce moment. «Du reste, comme il n'est pas reçu, ce snobisme n'aurait pas à s'exercer», reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte la princesse de Parme.