– Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main, pensant qu'il avait sans doute raconté cette histoire à Mme de Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que méchamment, puisque, malgré son amitié avec mon père, il n'avait pas hésité à me rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il aurait dit qu'il détestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir; il l'aurait dit pour avoir l'air d'être la cause volontaire des médisances de l'ambassadeur, qui n'eussent plus été que des représailles mensongères et intéressées. Je dis, au contraire, qu'à mon grand regret, je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. «Vous vous trompez bien, me répondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez demander à Basin, si on me fait la réputation d'être trop aimable, lui ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a dernièrement voulu vous faire donner au ministère une situation charmante. Comme il a su que vous étiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a eu la délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention à votre père qu'il apprécie infiniment.» M. de Norpois était bien la dernière personne de qui j'eusse attendu un bon office. La vérité est qu'étant moqueur et même assez malveillant, ceux qui s'étaient laissé prendre comme moi à ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un chêne, aux sons de voix facilement apitoyés qui sortaient de sa bouche un peu trop harmonieuse, croyaient à une véritable perfidie quand ils apprenaient une médisance à leur égard venant d'un homme qui avait semblé mettre son cœur dans ses paroles. Ces médisances étaient assez fréquentes chez lui. Mais cela ne l'empêchait pas d'avoir des sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir à se montrer serviable pour eux. «Cela ne m'étonne du reste pas qu'il vous apprécie, me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends très bien, ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion à un projet de mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas déjà beaucoup comme vieille maîtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle épouse. D'autant plus que je crois que, même maîtresse, elle ne l'est plus depuis longtemps, elle est plus confite en dévotion. Booz-Norpois peut dire comme dans les vers de Victor Hugo: «Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi, ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre!» Vraiment, ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont tapé toute leur vie contre l'Académie et qui, sur le tard, fondent leur petite académie à eux; ou bien les défroqués qui se refabriquent une religion personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller. Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air rêveur, c'est peut-être en prévision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on ne peut pas porter.»
– Ah! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le général de Saint-Joseph.
– Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, très attaché aux questions de naissance et d'étiquette, dit la princesse de Parme. J'ai été passer deux jours chez lui à la campagne pendant que malheureusement la princesse était malade. J'étais accompagnée de Petite (c'était un surnom qu'on donnait à Mme d'Hunolstein parce qu'elle était énorme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a offert le bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montés au premier jusqu'à l'entrée des salons et alors là, en s'écartant pour me laisser passer, il a dit: «Ah! bonjour, madame d'Hunolstein» (il ne l'appelle jamais que comme cela, depuis sa séparation), en feignant d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas à venir la saluer en bas.
– Cela ne m'étonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous dire, dit le duc qui se croyait extrêmement moderne, contempteur plus que quiconque de la naissance, et même républicain, que je n'ai pas beaucoup d'idées communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons à peu près sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois dire que si ma tante épousait Norpois, pour une fois je serais de l'avis de Gilbert. Être la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage, ce serait, comme on dit, à faire rire les poules, que voulez-vous que je vous dise? Ces derniers mots, que le duc prononçait généralement au milieu d'une phrase, étaient là tout à fait inutiles. Mais il avait un besoin perpétuel de les dire, qui les lui faisait rejeter à la fin d'une période s'ils n'avaient pas trouvé de place ailleurs. C'était pour lui, entre autre choses, comme une question de métrique. «Notez, ajouta-t-il, que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne souche.»
– Écoutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert pour parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la «bonté» d'une naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son ancienneté. Mais moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait à ne pas démentir en causant l'esprit des Guermantes et méprisait le rang dans ses paroles quitte à l'honorer par ses actions. «Mais est-ce que vous n'êtes même pas un peu cousins? demanda le général de Saint-Joseph. Il me semble que Norpois avait épousé une La Rochefoucauld.»
– Pas du tout de cette manière-là, elle était de la branche des ducs de La Rochefoucauld, ma grand'mère est des ducs de Doudeauville. C'est la propre grand'mère d'Édouard Coco, l'homme le plus sage de la famille, répondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas réunis depuis Louis XIV; ce serait un peu éloigné.
– Tiens, c'est intéressant, je ne le savais pas, dit le général.
– D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère était, je crois, la sœur du duc de Montmorency et avait épousé d'abord un La Tour d'Auvergne. Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en ligne directe…
Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n'avais jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d'un vitrail de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu'une modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je l'entendais jadis, si différent de celui où il signifiait les hôtes aimables chez qui je dînais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes était pour moi un nom collectif, ce n'était pas que dans l'histoire, par l'addition de toutes les femmes qui l'avaient porté, mais aussi au long de ma courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les mots ne changent pas tant de signification pendant des siècles que pour nous les noms dans l'espace de quelques années. Notre mémoire et notre cœur ne sont pas assez grands pour pouvoir être fidèles. Nous n'avons pas assez de place, dans notre pensée actuelle, pour garder les morts à côté des vivants. Nous sommes obligés de construire sur ce qui a précédé et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile d'expliquer tout cela, et même, un peu auparavant, j'avais implicitement menti en ne répondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit: «Vous ne connaissez pas notre patelin?» Peut-être savait-il même que je le connaissais, et ne fut-ce que par bonne éducation qu'il n'insista pas.