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Mme de Guermantes me tira de ma rêverie. «Moi, je trouve tout cela assommant. Écoutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez moi. J'espère que vous allez vite revenir dîner pour une compensation, sans généalogies cette fois», me dit à mi-voix la duchesse incapable de comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et d'avoir l'humilité de ne me plaire que comme un herbier, plein de plantes démodées.

Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au contraire, ce qui, sur la fin-car le duc et le général ne cessèrent plus de parler généalogies-sauvait ma soirée d'une déception complète. Comment n'en eusse-je pas éprouvé une jusqu'ici? Chacun des convives du dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l'avais seulement connu et rêvé à distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait donné l'impression de plate vulgarité que peut donner l'entrée dans le port danois d'Elseneur à tout lecteur enfiévré d'Hamlet. Sans doute ces régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n'y subsistaient que comme la cause dans l'effet, c'est-à-dire peut-être possibles à dégager pour l'intelligence, mais nullement sensibles à l'imagination.

Et ces préjugés d'autrefois rendirent tout à coup aux amis de M. et Mme de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les nobles et qui font d'eux les lettrés, les étymologistes de la langue, non des mots mais des noms (et encore seulement relativement à la moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu'un libre penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l'église de celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai, c'est-à-dire dans l'esprit, n'avaient même pas pour ces grands seigneurs le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-être mieux que moi que la duchesse de Guise était princesse de Clèves, d'Orléans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant même tous ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dès lors, ce nom leur reflétait. J'avais commencé par la fée, dût-elle bientôt périr; eux par la femme.

Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la sœur cadette se marie avant l'aînée. Tel le monde aristocratique, des Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d'un enfantillage que j'avais connu d'abord (c'était pour moi son seul charme) dans les livres. Tallemant des Réaux n'a-t-il pas l'air de parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une évidente satisfaction que M. de Guéméné criait à son frère: «Tu peux entrer ici, ce n'est pas le Louvre!» et disait du chevalier de Rohan (parce qu'il était fils naturel du duc de Clermont): «Lui, du moins, il est prince!» La seule chose qui me fît de la peine dans cette conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce salon aussi bien qu'auprès des camarades de Saint-Loup. Décidément c'était une épidémie, qui ne durerait peut-être que deux ans, mais qui s'étendait à tous. On reprit les mêmes faux récits, on en ajouta d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-même, en ayant l'air de défendre son neveu, fournissait des armes pour l'attaquer. «Vous avez tort de le défendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait Saint-Loup. Tenez, laissons même l'opinion de nos parents, qui est unanime, parlez de lui à ses domestiques, qui sont au fond les gens qui nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donné son petit nègre à son neveu. Le nègre est revenu en pleurant: «Grand-duc battu moi, moi pas canaille, grand-duc méchant, c'est épatant.» Et je peux en parler sciemment, c'est un cousin à Oriane.» Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soirée j'entendis les mots de cousin et cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu'on prononçait, s'écriait: «Mais c'est un cousin d'Oriane!» avec la même joie qu'un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches, disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d'un chiffre fort petit de kilomètres: «Belvédère Casimir-Perier» et «Croix du Grand-Veneur», et comprend par là qu'il est dans le bon chemin. D'autre part, ces mots cousin et cousine étaient employés dans une intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d'ambition mondaine et douée d'une réelle intelligence assimilatrice, elle apprenait avec la même facilité l'histoire de la retraite des Dix mille ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait été impossible de la prendre en faute sur les plus récents travaux allemands, qu'ils traitassent d'économie politique, des vésanies, des diverses formes de l'onanisme, ou de la philosophie d'Épicure. C'était du reste une femme dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l'erreur, elle vous désignait comme des femmes ultra-légères d'irréprochables vertus, vous mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures, et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non à cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance.

Elle était, à cette époque, peu reçue. Elle fréquentait quelques semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de Guermantes, mais, en général, en était restée, par force, pour les familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne fréquentaient plus. Elle espérait avoir l'air tout à fait du monde en citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis. Aussitôt M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui dînaient souvent chez lui, frémissait joyeusement de se retrouver en pays de connaissance et poussait un cri de ralliement: «Mais c'est un cousin d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mère était Mlle d'Uzès.» L'ambassadrice était obligée d'avouer que son exemple était tiré d'animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: «Je sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-là, ce sont des cousins.» Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé: «Ah! alors, je ne vois pas qui vous voulez dire.» L'ambassadrice ne répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que «les cousins» de ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'étaient même pas parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'était un flux nouveau de «Mais c'est une cousine d'Oriane», mots qui semblaient avoir pour M. de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu'elles leur fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins l'explosion de «Mais c'est une cousine d'Oriane» me parut-elle toute naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: «Elle est stupide. Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une réputation usurpée. Du reste, ajouta-t-elle d'un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé, elle m'est fortement antipathique.» Mais souvent le cousinage s'étendait beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire «ma tante» à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre commun sans remonter au moins jusqu'à Louis XV, tout aussi bien que, chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Américaine était de pouvoir, dès une première visite à l'hôtel de Guermantes, où elle était d'ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien épluchée, dire «ma tante» à Mme de Guermantes, qui la laissait faire avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'était la «naissance» pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'ils puissent y goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire.