Je sentais bien que les raisons n'étaient pas particulières à Balbec pour lesquelles, quand j'y étais arrivé, je n'avais plus trouvé à son église le charme qu'elle avait pour moi avant que je la connusse; qu'à Florence, à Parme ou à Venise, mon imagination ne pourrait pas davantage se substituer à mes yeux pour regarder. Je le sentais. De même, un soir du Ier janvier, à la tombée de la nuit, devant une colonne d'affiches, j'avais découvert l'illusion qu'il y a à croire que certains jours de fête diffèrent essentiellement des autres. Et pourtant je ne pouvais pas empêcher que le souvenir du temps pendant lequel j'avais cru passer à Florence la semaine sainte ne continuât à faire d'elle comme l'atmosphère de la cité des Fleurs, à donner à la fois au jour de Pâques quelque chose de florentin, et à Florence quelque chose de pascal. La semaine de Pâques était encore loin; mais dans la rangée des jours qui s'étendait devant moi, les jours saints se détachaient plus clairs au bout des jours mitoyens. Touchés d'un rayon comme certaines maisons d'un village qu'on aperçoit au loin dans un effet d'ombre et de lumière, ils retenaient sur eux tout le soleil.
Le temps était devenu plus doux. Et mes parents eux-mêmes, en me conseillant de me promener, me fournissaient un prétexte à continuer mes sorties du matin. J'avais voulu les cesser parce que j'y rencontrais Mme de Guermantes. Mais c'est à cause de cela même que je pensais tout le temps à ces sorties, ce qui me faisait trouver à chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n'avait aucun rapport avec Mme de Guermantes et me persuadait aisément que, n'eût-elle pas existé, je n'en eusse pas moins manqué de me promener à cette même heure.
Hélas! si pour moi rencontrer toute autre personne qu'elle eût été indifférent, je sentais que, pour elle, rencontrer n'importe qui excepté moi eût été supportable. Il lui arrivait, dans ses promenades matinales, de recevoir le salut de bien des sots et qu'elle jugeait tels. Mais elle tenait leur apparition sinon pour une promesse de plaisir, du moins pour un effet du hasard. Et elle les arrêtait quelquefois car il y a des moments où on a besoin de sortir de soi, d'accepter l'hospitalité de l'âme des autres, à condition que cette âme, si modeste et laide soit-elle, soit une âme étrangère, tandis que dans mon coeur elle sentait avec exaspération que ce qu'elle eût retrouvé, c'était elle. Aussi, même quand j'avais pour prendre le même chemin une autre raison que de la voir, je tremblais comme un coupable au moment où elle passait; et quelquefois, pour neutraliser ce que mes avances pouvaient avoir d'excessif, je répondais à peine à son salut, ou je la fixais du regard sans la saluer, ni réussir qu'à l'irriter davantage et à faire qu'elle commença en plus à me trouver insolent et mal élevé.
Elle avait maintenant des robes plus légères, ou du moins plus claires, et descendait la rue où déjà, comme si c'était le printemps, devant les étroites boutiques intercalées entre les vastes façades des vieux hôtels aristocratiques, à l'auvent de la marchande de beurre, de fruits, de légumes, des stores étaient tendus contre le soleil. Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l'avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l'art d'accomplir ces mouvements et d'en faire quelque chose de délicieux. Cependant elle s'avançait ignorante de cette réputation éparse; son corps étroit, réfractaire et qui n'en avait rien absorbé était obliquement cambré sous une écharpe de surah violet; ses yeux maussades et clairs regardaient distraitement devant elle et m'avaient peut-être aperçu; elle mordait le coin de sa lèvre; je la voyais redresser son manchon, faire l'aumône à un pauvre, acheter un bouquet de violettes à une marchande, avec la même curiosité que j'aurais eue à regarder un grand peintre donner des coups de pinceau. Et quand, arrivée à ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s'ajoutait parfois un mince sourire, c'était comme si elle eût exécuté pour moi, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d'oeuvre. Chacune de ses robes m'apparaissait comme une ambiance naturelle, nécessaire, comme la projection d'un aspect particulier de son âme. Un de ces matins de carême où elle allait déjeuner en ville, je la rencontrai dans une robe d'un velours rouge clair, laquelle était légèrement échancrée au cou. Le visage de Mme de Guermantes paraissait rêveur sous ses cheveux blonds. J'étais moins triste que d'habitude parce que la mélancolie de son expression, l'espèce de claustration que la violence de la couleur mettait autour d'elle et le reste du monde, lui donnaient quelque chose de malheureux et de solitaire qui me rassurait. Cette robe me semblait la matérialisation autour d'elle des rayons écarlates d'un coeur que je ne lui connaissais pas et que j'aurais peut-être pu consoler; réfugiée dans la lumière mystique de l'étoffe aux flots adoucis elle me faisait penser à quelque sainte des premiers âges chrétiens. Alors j'avais honte d'affliger par ma vue cette martyre. «Mais après tout la rue est à tout le monde.»
«La rue est à tout le monde», reprenais-je en donnant à ces mots un sens différent et en admirant qu'en effet dans la rue populeuse souvent mouillée de pluie, et qui devenait précieuse comme est parfois la rue dans les vieilles cités de l'Italie, la duchesse de Guermantes mêlât à la vie publique des moments de sa vie secrète, se montrant ainsi à chacun, mystérieuse, coudoyée de tous, avec la splendide gratuité des grands chefs-d'oeuvre. Comme je sortais le matin après être resté éveillé toute la nuit, l'après-midi, mes parents me disaient de me coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n'y a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de réflexion, mais l'habitude y est très utile et même l'absence de la réflexion. Or, à ces heures-là, les deux me faisaient défaut. Avant de m'endormir je pensais si longtemps que je ne le pourrais, que, même endormi, il me restait un peu de pensée. Ce n'était qu'une lueur dans la presque obscurité, mais elle suffisait pour faire se refléter dans mon sommeil, d'abord l'idée que je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, l'idée que c'était en dormant que j'avais eu l'idée que je ne dormais pas, puis, par une réfraction nouvelle, mon éveil… à un nouveau somme où je voulais raconter à des amis qui étaient entrés dans ma chambre que, tout à l'heure en dormant, j'avais cru que je ne dormais pas. Ces ombres étaient à peine distinctes; il eût fallu une grande et bien vaine délicatesse de perception pour les saisir. Ainsi plus tard, à Venise, bien après le coucher du soleil, quand il semble qu'il fasse tout à fait nuit, j'ai vu, grâce à l'écho invisible pourtant d'une dernière note de lumière indéfiniment tenue sur les canaux comme par l'effet de quelque pédale optique, les reflets des palais déroulés comme à tout jamais en velours plus noir sur le gris crépusculaire des eaux. Un de mes rêves était la synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à se représenter, pendant la veille, d'un certain paysage marin et de son passé médiéval. Dans mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu d'une mer aux flots immobilisés comme sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville; l'eau verte s'étendait à mes pieds; elle baignait sur la rive opposée une église orientale, puis des maisons qui existaient encore dans le XIVe siècle, si bien qu'aller vers elles, c'eût été remonter le cours des âges. Ce rêve où la nature avait appris l'art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où je désirais, où je croyais aborder à l'impossible, il me semblait l'avoir déjà fait souvent. Mais comme c'est le propre de ce qu'on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu'étant nouveau, familier, je crus m'être trompé. Je m'aperçus au contraire que je faisais en effet souvent ce rêve.