– Mais… tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais venu.
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira l’attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte était d’autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu’elle la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père malade.
– Mais comment, princesse, vous étiez là?
– Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu de belles choses.
– Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!
– Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui répondit:
– Mais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien n’importe où!
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de grande dame, un petit siège sans dossier:
– Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera tenir droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des signes de s’en aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme ne doit pas avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa reconnaissance d’avoir «pensé à elle» pour un pareil régal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n’est pas sans inquiétude qu’elle suivait le morceau; mais la sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. A la fin elle n’y tint plus et, escaladant les deux marches de l’estrade, sur laquelle était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine ses mains allaient-elles la toucher que sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l’initiative hardie de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle et l’instrumentiste, produisirent une impression généralement favorable.
– Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le général de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux. Est-ce donc une artiste?
– Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la princesse et elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j’ai entendu dire, je n’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière moi que c’étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des «gens de la campagne»! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n’ai pas idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. A quoi pensez-vous qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte? Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements. Avouez que ces «invités de chez Belloir» sont magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines. Ce n’est pas possible!
– Ah! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le général.
– Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse, mais en tous cas ce n’est-ce pas euphonique, ajouta-t-elle en détachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets, petite affectation de dépit qui était particulière à la coterie Guermantes.
– Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse?
– Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce n’est pas agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine, répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon et aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié par amabilité pour le généraclass="underline" «Pas agréable… pour son mari! Je regrette de ne pas la connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous aurais présenté,» dit la princesse qui probablement n’en aurait rien fait si elle avait connu la jeune femme. «Je vais être obligée de vous dire bonsoir, parce que c’est la fête d’une amie à qui je dois aller la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste et vrai, réduisant la réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d’une cérémonie ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant d’aller. D’ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voir ses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna.»
– «Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général. Qu’est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il en ôtant son monocle pour l’essuyer, comme il aurait changé un pansement, tandis que la princesse détournait instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire, c’est autre chose bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beau dans son genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros.»
– Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur un ton légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette princesse d’Iéna, ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh! non, ce n’est pas ce que vous pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je n’ai pas à m’y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux m’y opposer! ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car tout le monde savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cessé de la tromper. Mais enfin ce n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous dirai que rien que ce qu’il m’a dit de leur maison… Pensez que tous leurs meubles sont «Empire!»
– Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de leurs grands-parents.
– Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid pour ça. Je comprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais au moins qu’on n’ait pas de choses ridicules. Qu’est-ce que vous voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des baignoires.
– Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de…
– Ah! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue de l’histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau… puisque c’est horrible! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les connaissais, mais… je ne les connais pas! Moi, on m’a toujours dit quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez les gens qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaient entrer une personne qu’ils ne connaissent pas? Ils me recevraient peut-être très mal! dit la princesse.