Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au mien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l’air de me connaître. (Cela me rappela qu’il m’avait pourtant vu bien souvent à la campagne; souvenir que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que depuis que j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son père, et non plus le Swann de Combray; comme les idées sur lesquelles j’embranchais maintenant son nom étaient différentes des idées dans le réseau desquelles il était autrefois compris et que je n’utilisais plus jamais quand j’avais à penser à lui, il était devenu un personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne artificielle secondaire et transversale à notre invité d’autrefois; et comme rien n’avait plus pour moi de prix que dans la mesure où mon amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où, aux yeux de ce même Swann qui était en ce moment devant moi aux Champs-Elysées et à qui heureusement Gilberte n’avait peut-être pas dit mon nom, je m’étais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant demander à maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant qu’elle prenait le café avec lui, mon père et mes grands-parents à la table du jardin.) Il disait à Gilberte qu’il lui permettait de faire une partie, qu’il pouvait attendre un quart d’heure, et s’asseyant comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis que nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme d’un cœur et sont comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme en des lieux d’asile, tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination d’offrir en abondance les fruits ou les graines qu’il avait l’air d’y picorer, tel autre sur le front de la statue, qu’il semblait surmonter d’un de ces objets en émail desquels la polychromie varie dans certaines œuvres antiques la monotonie de la pierre et d’un attribut qui, quand la déesse le porte, lui vaut une épithète particulière et en fait, comme pour une mortelle un prénom différent, une divinité nouvelle.
Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes espérances, je n’eus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte.
– J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt arrivée, vous allez partir! Tâchez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler.
Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu’elle me répondit:
– Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! j’ai un grand goûter; après-demain non plus, je vais chez une amie pour voir de ses fenêtres l’arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt Noël et les vacances du jour de l’An. Peut-être on va m’emmener dans le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre de Noël; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m’appelle.
Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de soleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je ne pouvais pas traîner mes jambes.
– Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un temps de saison, il fait trop chaud. Hélas! mon Dieu, de partout il doit y avoir bien des pauvres malades, c’est à croire que là-haut aussi tout se détraque.
Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-Élysées. Mais déjà le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait mon esprit dès qu’il songeait à elle, la position particulière, unique,-fût elle affligeante,-où me plaçait inévitablement par rapport à Gilberte, la contrainte interne d’un pli mental, avaient commencé à ajouter, même à cette marque d’indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes larmes se formait un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un baiser. Et quand vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, et m’expliquera la raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris l’apparence de la Gilberte simple camarade.
Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la lire, je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un coup je m’arrêtais effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas être celle-là puisque c’était moi qui venais de la composer. Et dès lors, je m’efforçais de détourner ma pensée des mots que j’aurais aimé qu’elle m’écrivît, par peur en les énonçant, d’exclure justement ceux-là,-les plus chers, les plus désirés-, du champ des réalisations possibles. Même si par une invraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettre que j’avais inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y reconnaissant mon œuvre je n’eusse pas eu l’impression de recevoir quelque chose qui ne vînt pas de moi, quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur extérieur à mon esprit, indépendant de ma volonté, vraiment donné par l’amour.
En attendant je relisais une page que ne m’avait pas écrite Gilberte, mais qui du moins me venait d’elle, cette page de Bergotte sur la beauté des vieux mythes dont s’est inspiré Racine, et que, à côté de la bille d’agathe, je gardais toujours auprès de moi. J’étais attendri par la bonté de mon amie qui me l’avait fait rechercher; et comme chacun a besoin de trouver des raisons à sa passion, jusqu’à être heureux de reconnaître dans l’être qu’il aime des qualités que la littérature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont dignes d’exciter l’amour, jusqu’à les assimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualités fussent-elles les plus oppressées à celles que cet amour eût recherchées tant qu’il était spontané-comme Swann autrefois le caractère esthétique de la beauté d’Odette,-moi, qui avais d’abord aimé Gilberte, dès Combray, à cause de tout l’inconnu de sa vie, dans lequel j’aurais voulu me précipiter, m’incarner, en délaissant la mienne qui ne m’était plus rien, je pensais maintenant comme à un inestimable avantage, que de cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait devenir un jour l’humble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui le soir m’aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures. Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de qui j’avais d’abord aimé Gilberte, avant même de l’avoir vue, maintenant c’était surtout à cause de Gilberte que je l’aimais. Avec autant de plaisir que les pages qu’il avait écrites sur Racine, je regardais le papier fermé de grands cachets de cire blancs et noué d’un flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait apportées. Je baisais la bille d’agate qui était la meilleure part du cœur de mon amie, la part qui n’était pas frivole, mais fidèle, et qui bien que parée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait près de moi, habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la beauté de cette pierre, et la beauté aussi de ces pages de Bergotte, que j’étais heureux d’associer à l’idée de mon amour pour Gilberte comme si dans les moments où celui-ci ne m’apparaissait plus que comme un néant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je m’apercevais qu’elles étaient antérieures à cet amour, qu’elles ne lui ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par le talent ou par les lois minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, que rien dans le livre ni dans la pierre n’eût été autre si Gilberte ne m’avait pas aimé et que rien par conséquent ne m’autorisait à lire en eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans cesse du lendemain l’aveu de celui de Gilberte, annulait, défaisait chaque soir le travail mal fait de la journée, dans l’ombre de moi-même une ouvrière inconnue ne laissait pas au rebut les fils arrachés et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler à mon bonheur, dans un ordre différent qu’elle donnait à tous ses ouvrages. Ne portant aucun intérêt particulier à mon amour, ne commençant pas par décider que j’étais aimé, elle recueillait les actions de Gilberte qui m’avaient semblé inexplicables et ses fautes que j’avais excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens. Il semblait dire, cet ordre nouveau, qu’en voyant Gilberte, au lieu qu’elle vînt aux Champs-Élysées, aller à une matinée, faire des courses avec son institutrice et se préparer à une absence pour les vacances du jour de l’an, j’avais tort de penser, me dire: «c’est qu’elle est frivole ou docile.» Car elle eût cessé d’être l’un ou l’autre si elle m’avait aimé, et si elle avait été forcée d’obéir c’eût été avec le même désespoir que j’avais les jours où je ne la voyais pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais pourtant savoir ce que c’était qu’aimer puisque j’aimais Gilberte; il me faisait remarquer le souci perpétuel que j’avais de me faire valoir à ses yeux, à cause duquel j’essayais de persuader à ma mère d’acheter à Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou plutôt de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées avec cette bonne dont je rougissais (à quoi ma mère répondait que j’étais injuste pour Françoise, que c’était une brave femme qui nous était dévouée), et aussi ce besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois d’avance je ne pensais qu’à tâcher d’apprendre à quelle époque elle quitterait Paris et où elle irait, trouvant le pays le plus agréable un lieu d’exil si elle ne devait pas y être, et ne désirant que rester toujours à Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-Élysées; et il n’avait pas de peine à me montrer que ce souci-là, ni ce besoin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire appréciait son institutrice, sans s’inquiéter de ce que j’en pensais. Elle trouvait naturel de ne pas venir aux Champs-Élysées, si c’était pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agréable si c’était pour sortir avec sa mère. Et à supposer même qu’elle m’eût permis d’aller passer les vacances au même endroit qu’elle, du moins pour choisir cet endroit elle s’occupait du désir de ses parents, de mille amusements dont on lui avait parlé et nullement que ce fût celui où ma famille avait l’intention de m’envoyer. Quand elle m’assurait parfois qu’elle m’aimait moins qu’un de ses amis, moins qu’elle ne m’aimait la veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une négligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce qu’il fallait faire pour qu’elle recommençât à m’aimer autant, pour qu’elle m’aimât plus que les autres; je voulais qu’elle me dît que c’était déjà fait, je l’en suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour moi à son gré, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots qu’elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite. Ne savais-je donc pas que ce que j’éprouvais, moi, pour elle, ne dépendait ni de ses actions, ni de ma volonté?