Elle n’était pas chez Prévost; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge Loredan de Rizzo) qu’il alla attendre ensuite-n’ayant rien trouvé lui-même-à l’endroit qu’il lui avait désigné. La voiture ne revenait pas et Swann se représentait le moment qui approchait, à la fois comme celui où Rémi lui dirait: «Cette dame est là», et comme celui où Rémi lui dirait, «cette dame n’était dans aucun des cafés.» Et ainsi il voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant alternative, précédée soit par la rencontre d’Odette qui abolirait son angoisse, soit, par le renoncement forcé à la trouver ce soir, par l’acceptation de rentrer chez lui sans l’avoir vue.
Le cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant Swann, celui-ci ne lui dit pas: «Avez-vous trouvé cette dame?» mais: «Faites-moi donc penser demain à commander du bois, je crois que la provision doit commencer à s’épuiser.» Peut-être se disait-il que si Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l’attendait, la fin de la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de la fin de soirée bienheureuse et qu’il n’avait pas besoin de se presser d’atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne s’échapperait plus. Mais aussi c’était par force d’inertie; il avait dans l’âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le corps, ceux-là qui au moment d’éviter un choc, d’éloigner une flamme de leur habit, d’accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps, commencent par rester une seconde dans la situation où ils étaient auparavant comme pour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans doute si le cocher l’avait interrompu en lui disant: «Cette dame est là», il eut répondu: «Ah! oui, c’est vrai, la course que je vous avais donnée, tiens je n’aurais pas cru», et aurait continué à lui parler provision de bois pour lui cacher l’émotion qu’il avait eue et se laisser à lui-même le temps de rompre avec l’inquiétude et de se donner au bonheur.
Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur:
– Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer.
Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche:
– «Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame; c’est de la plus haute importance. Elle serait extrêmement ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m’avait pas vu.»
– «Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit Rémi, puisque c’est elle qui est partie sans attendre Monsieur, qu’elle a dit qu’elle allait chez Prévost et qu’elle n’y était pas,»
D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.
De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devint exclusif. Et cette condition-là est réalisée quand-à ce moment où il nous fait défaut-à la recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir-le besoin insensé et douloureux de le posséder.
Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; c’est la seule hypothèse du bonheur qu’il avait envisagée avec calme; il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher, comme si en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait s’ajouter à celui qu’il en avait lui-même, il pouvait faire qu’Odette, au cas où elle fût déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire: c’était Odette; elle lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi. Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop cruel d’y renoncer. Mais cette joie que sa raison n’avait cessé d’estimer, pour ce soir, irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle; car, il n’y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui restait extérieure; il n’avait pas besoin de tirer de son esprit pour la lui fournir,-c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui projetait vers lui-cette vérité qui rayonnait au point de dissiper comme un songe l’isolement qu’il avait redouté, et sur laquelle il appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un voyageur arrivé par un beau temps au bord de la Méditerranée, incertain de l’existence des pays qu’il vient de quitter, laisse éblouir sa vue, plutôt qu’il ne leur jette des regards, par les rayons qu’émet vers lui l’azur lumineux et résistant des eaux.