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C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l’image m’avait été plus récemment rendue par la saveur-ce qu’on aurait appelé à Combray le «parfum»-d’une tasse de thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible de causer d’une ville à une autre-tant qu’on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux,-entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum, puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui je les avais appris- sinon des fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine, d’âge, de «formation».

Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu’était dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je l’avais reconstruite autour de moi dans l’obscurité, et,-soit en m’orientant par la seule mémoire, soit en m’aidant, comme indication, d’une faible lueur aperçue, au pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée-, je l’avais reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes, j’avais reposé les glaces et remis la commode à sa place habituelle. Mais à peine le jour-et non plus le reflet d’une dernière braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris pour lui-traçait-il dans l’obscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de la porte où je l’avais située par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir; une courette régnait à l’endroit où il y a un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, et la demeure que j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâle signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.

DEUXIÈME PARTIE UN AMOUR DE SWANN

Pour faire partie du «petit noyau», du «petit groupe», du «petit clan» des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire: il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait: «Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça!», «enfonçait» à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute «nouvelle recrue» à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine et l’envie de se renseigner par soi-même sur l’agrément des autres salons, et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examen et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à rejeter successivement tous les «fidèles» du sexe féminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque uniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même vertueuse et d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement toute relation) à une personne presque du demi-monde, Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait être «un amour» et à la tante du pianiste, laquelle devait avoir tiré le cordon; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge et la cocotte eussent dédaigneusement refusé.

Les Verdurin n’invitaient pas à dîner: on avait chez eux «son couvert mis». Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si «ça lui chantait», car on ne forçait personne et comme disait M. Verdurin: «Tout pour les amis, vivent les camarades!» Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop d’impression. «Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine? Vous savez bien que c’est la même chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne!» S’il ne jouait pas, on causait, et l’un des amis, le plus souvent leur peintre favori d’alors, «lâchait», comme disait M. Verdurin, «une grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde», Mme Verdurin surtout, à qui,-tant elle avait l’habitude de prendre au propre les expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait,-le docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu’elle avait décrochée pour avoir trop ri.

L’habit noir était défendu parce qu’on était entre «copains» et pour ne pas ressembler aux «ennuyeux» dont on se garait comme de la peste et qu’on n’invitait qu’aux grandes soirées, données le plus rarement possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun étranger au petit «noyau».

Mais au fur et à mesure que les «camarades» avaient pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois d’être libres, ce fut la mère de l’un, la profession de l’autre, la maison de campagne ou la mauvaise santé d’un troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprès d’un malade en danger: «Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas le déranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri.» Dès le commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles «lâcheraient» pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait qu’il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère à elle:

– «Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria durement Mme Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l’an, comme en province

Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte:

– «Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement le vendredi saint comme un autre jour?» dit-elle à Cottard la première année, d’un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse. Mais elle tremblait en attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il n’était pas venu, elle risquait de se trouver seule.

– «Je viendrai le vendredi saint… vous faire mes adieux car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne.»

– «En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grand bien vous fasse!»

Et après un silence:

– «Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché d’organiser cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables.»