Dans un sens, c’était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Vivant, il risquait d’être rétrogradé.
Chris et Malko s’éloignèrent rapidement, traversant Times Square. Direction le Waldorf-Astoria. Qu’allaient-ils déclencher, en jouant aux apprentis sorciers ? Pour l’instant, Malko maudissait le général Radford et ses idées de génie. Ceux qui étaient assez forts pour faire chanter le Patron de la C.I.A. devaient avoir prévu une interception possible.
4
Si une mouche avait pu survivre dans l’atmosphère aseptisée du laboratoire, on l’aurait entendue se gratter les pattes. Les quatre hommes penchés sur la petite boîte oblongue retenaient même leur respiration. Situé au troisième sous-sol du building B de la C.I.A., le laboratoire abritait parfois d’étranges manipulations. Mais cette fois, il ne s’agissait que d’un test de routine.
Les deux experts en blouse blanche regardèrent Malko qui regarda le général Radford. Celui-ci contemplait avec le même dégoût que s’il s’était agi d’un cobra, la boîte de métal. À côté d’elle se trouvait, soigneusement repassé, le papier qui l’avait emballée, du kraft marron, très banal. Le nom et l’adresse personnelle de Foster Hillman avaient été écrits à la machine, sous les deux timbres suisses. Un innocent facteur avait déposé le paquet dans la boîte aux lettres, deux heures plus tôt. L’agent qui surveillait l’appartement l’avait immédiatement apporté au général Radford qui l’avait transmis au laboratoire aux fins de s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une machine infernale.
Ce qui n’était pas le cas.
La boîte ne pesait qu’une vingtaine de grammes. C’était un parallélépipède de zinc, un peu comme une boîte de pilules, d’apparence très innocente.
Mais il venait de Suisse, comme la belle Princesse Nouch Riahi qui reposait en ce moment à la morgue du New York Hospital, en attendant qu’on la réclame.
La perquisition dans la chambre G5 du Waldorf-Astoria n’avait rien donné. L’enquête rapide non plus. La Princesse Nouch, divorcée, voyageait beaucoup, entre les U.S.A., l’Europe et le Moyen-Orient. Elle possédait une galerie de peinture à Zurich où elle mettait rarement les pieds et un vieux père milliardaire au fond de l’Iran. Personne, mais absolument personne, ne la connaissait dans le milieu du Renseignement. Aucun correspondant de la C.I.A. n’avait jamais entendu mentionner son nom. Les experts de la C.I.A. avaient dépiauté ses bagages millimètre par millimètre sans trouver le moindre microfilm ou code, ou quoi que ce soit d’inhabituel.
Elle se trouvait aux U.S.A. depuis une dizaine de jours comme en faisait foi son passeport, venant de Suisse. Un point, c’est tout. Il aurait fallu des semaines d’enquête pour percer ce qu’il y avait derrière les apparences : une riche oisive, fréquentant la café-society, voyageant beaucoup. Ce n’était pourtant pas par snobisme qu’elle avait abattu froidement un policier qui voulait l’arrêter. À moins que ce ne soit la coutume dans son pays…
Trois jours s’étaient écoulés depuis sa mort. Trois jours d’angoisse pour le général Radford et Malko, qui passait toujours ses journées dans le bureau de Foster Hillman et ses nuits dans l’appartement de ce dernier. Rien ne s’était passé. Pas le moindre signe de vie. Et la « disparition » de Foster Hillman commençait à poser de sérieux problèmes. Le Président avait donné à Radford une semaine de délai avant de rendre son décès public. Mais, déjà, d’étranges rumeurs couraient dans les hautes sphères de Washington.
Le petit paquet reçu le matin représentait très probablement la réponse à la mort de la Princesse Riahi.
— Ouvrez-le, ordonna le général Radford.
Comme personne ne bougeait, Radford prit la boîte dans ses mains énormes et poussa sur le couvercle.
Un objet étrange apparut : une sorte de bout de bois enveloppé de plastique blanc.
Radford déroula le plastique si vite que l’objet tomba sur la table et faillit rouler par terre. Un des laborantins qui avait déjà avancé la main pour le retenir, arrêta son geste, horrifié.
C’était un auriculaire de femme, avec un ongle encore fait, sectionné à la racine de la troisième phalange. La peau était livide, avec un reflet verdâtre, dû sans doute à une piqûre de liquide d’embaumement.
— Mon Dieu ! fit Radford.
Malko sentit un picotement désagréable le long de sa colonne vertébrale. L’horreur continuait. Les deux laborantins avaient carrément viré au jaune clair. L’un d’eux se recula, les yeux écarquillés d’horreur. Radford égrenait une série de jurons à voix basse. Malko vit que ses mains tremblaient. Lui non plus n’en menait pas large. Heureusement que son séjour en Afrique l’avait familiarisé avec ce genre de choses. Quand même, ce fut d’une voix blanche qu’il demanda :
— C’est vraiment un débris humain ?
Radford alla jusqu’à l’interphone collé au mur et appuya sur le poussoir :
— Qu’on fasse venir immédiatement le docteur James Buck.
Le silence retomba dans le laboratoire. Aucun des quatre hommes n’osa toucher le macabre débris jusqu’à l’arrivée de James Buck, essoufflé et nerveux.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Radford lui désigna le doigt :
— Dites-nous ce que c’est, Doc. Vite.
Comme si c’était une sucette, le docteur Buck prit le doigt, le porta à ses narines, l’examina, le palpa, le pressa, puis le reposa sur la table.
— C’est un doigt de femme jeune, de race blanche, annonça-t-il, coupé par un chirurgien ou quelqu’un qui s’y connaît en anatomie. Il n’y a pas plus d’une semaine. D’où est-ce que ça sort ?
Radford leva les yeux au ciel :
— C’est le courrier de Foster Hillman aujourd’hui, fit-il d’une voix sinistre. Que Dieu ait pitié de ceux qui ont commis cette horreur. Ses poils noirs en étaient littéralement hérissés. Pourtant ce n’était pas un sensible, le général Melwin Radford.
— Vous ne pouvez rien nous apprendre de plus, toubib ? demanda Radford.
James Buck secoua la tête :
— Il faudrait un examen de laboratoire. Mais je ne vois pas ce qu’on peut trouver.
— Prenez-le quand même et soumettez-le à tous les examens possibles. Dites-nous ça au plus vite.
Le docteur James Buck ré enroula le doigt dans son enveloppe de plastique et le mit dans sa poche. Il sortit en fermant doucement la porte derrière lui. Radford avait déjà appelé Ned Donovan par l’interphone. Les deux laborantins s’étaient discrètement éclipsés. Le spécialiste de la Sécurité arriva si vite qu’on aurait pu croire qu’il écoutait au trou de la serrure si cela n’avait pas été au-dessus de son standing. Sans mot dire, il écouta le récit succinct de Radford.
— Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que le doigt soit la réponse à la mort de cette Princesse, conclut Radford. Il vient de Suisse lui aussi.
— Et à qui appartiendrait ce doigt ? demanda Donovan, d’une voix égale.
Radford haussa les épaules, irrité par le calme de l’autre :
— Si vous savez faire tourner les tables, demandez à Foster Hillman. Un ange passa et repartit, plutôt dégoûté.
— Hillman avait-il une femme dans sa vie ? demanda Donovan.
— La réponse est « non », martela le général Radford, appuyé à la table. Depuis une semaine nous interrogeons discrètement les gens qui le connaissent. La seule femme qui ait pénétré chez lui ces deux dernières années est sa bonne noire, Mathilda, cinquante-cinq ans. « Et nous sommes limités par le fait que vous semblez oublier qu’officiellement Hillman est vivant. Vous voyez d’ici le scandale si on apprenait que la C.I.A. enquête sur son propre chef ! » Effectivement.