L’homme qui avait ouvert se tenait respectueusement devant Radford.
— Mac, ouvre-moi le n°16, ordonna Radford.
— Mais Général, il n’y a rien dans le 16.
Radford ne se donna même pas la peine de répondre. Bousculant Mac, et tenant toujours Peufroy par le bras, il tira la poignée du casier de la main gauche.
Le compartiment métallique glissa sans bruit découvrant une forme humaine enveloppée d’un linceul transparent. Le visage horrifié de Brice Peufroy se trouva à vingt centimètres exactement des traits cireux et figés de Foster Hillman.
Le petit congressman poussa un cri étouffé. Ses jambes se dérobaient sous lui et sans la poigne de Radford, il serait tombé par terre.
— Vous vouliez voir Foster Hillman, fit Radford d’une voix sépulcrale. Le voilà.
Brice Peufroy se liquéfiait. Il jeta un regard implorant à Radford comme si ce dernier était Dracula.
— Je ne comprends pas, bredouilla-t-il. Qu’est-il arrivé ? Pourquoi n’a-t-on pas annoncé cette mort ? C’est horrible…
Il louchait sur le visage inexpressif de Foster Hillman, les yeux clos. Il murmura :
— Foster. Mon vieux. Comme s’il avait pu le réveiller. Radford le secoua :
— Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai besoin de vous, Monsieur Peufroy. Notre ami Hillman est mort, mais il y a encore un service à lui rendre : le venger…
Lentement, il referma l’abominable tiroir et se dirigea vers la porte, laissant Mac médusé. Cette fois, Brice Peufroy le suivit sans protester. Sa superbe s’était évanouie et ses lèvres tremblaient spasmodiquement. Ils remontèrent dans le bureau. Peufroy était complètement effondré. Il but d’un trait le verre de Chivas que lui tendit Radford. Profitant de son avantage, ce dernier pointa sur le visage défait du congressman un index meurtrier comme une mitraillette.
— M. Peufroy, dit-il. Je dois vous avertir que la mort de Foster Hillman est pour l’instant un secret d’État. Si vous la révéliez à qui que ce soit, vous vous exposeriez à une peine de vingt ans de pénitencier, ou pire… C’est bien compris ?
Un peu plus et il le menaçait de la chambre à gaz… Peufroy hocha la tête, terrorisé. Il était prêt à n’importe quoi.
— Que voulez-vous savoir ? demanda-t-il. Radford répéta lentement sa question :
— Y a-t-il une femme dans la vie de Foster Hillman pour laquelle il serait prêt à tout risquer ?
On aurait entendu la glace fondre dans les verres de scotch. Peufroy répéta à mi-voix :
— Une femme… Puis il secoua la tête.
— Je ne vois pas de femme, Général. Foster était un homme d’une droiture et d’une intégrité parfaites. Lorsque Madge, son épouse, est morte d’un cancer, sa vie sentimentale s’est arrêtée. Il aurait pu se remarier, nous en avons souvent parlé, mais sa conscience le lui interdisait. Il n’y avait que son travail…
Radford insistait, ses petits yeux noirs brillant derrière ses sourcils broussailleux.
— Vous le voyiez souvent ? Cela aurait-il pu vous échapper ? Peufroy reprenait un peu d’assurance.
— Impossible, dit-il. Washington est une petite ville. Tout se sait et les gens sont mauvaise langue. Foster n’avait personne dans sa vie. Personne.
Radford frappa le bureau du plat de sa main.
— Si, bon sang ! Il y a une fille dans cette histoire !
Ce fut comme s’il avait donné un coup de pied à Peufroy. Le petit congressman se souleva de son fauteuil, renversant une partie de son précieux whisky :
— Ce n’est pas une fille, c’est sa fille, général Radford ! La mâchoire de Radford sembla se décrocher.
— Sa fille ? Mais il ne nous a jamais parlé de sa fille. Personne n’est au courant. Les notices mondaines font bien mention d’une fille, mais elle est morte, il y a huit ans dans un accident.
Brice Peufroy secoua la tête, tristement.
— Elle n’est pas morte. C’est ce que Foster disait à tout le monde. Mais nous étions quelques intimes à savoir la vérité. Je vais vous la dire.
— Attendez !
Radford aboya dans l’interphone :
— Qu’on dise à Ned Donovan de venir ici immédiatement.
Il se rassit et expliqua :
— Ce que vous avez à dire est très important pour nous. J’ai demandé au responsable de la Sécurité de notre Agence d’assister à notre conversation…
Il n’allait pas lui révéler que ladite conversation allait être enregistrée par une douzaine de micros et Peufroy filmé par deux caméras dont une couleur.
Ned Donovan apparut cinq minutes plus tard, toujours sinistre. Il salua les trois hommes d’un signe de tête et s’assit. Radford lui explique. Qu’il avait montré le corps de Foster Hillman.
— Allez chercher le directeur de la banque de Foster Hillman.
— Monsieur Peufroy, dit-il solennellement, nous vous écoutons. Tâchez d’être aussi précis que possible.
Peufroy se tortilla, mal à l’aise.
— Il n’y a rien de mystérieux, commença-t-il. Il y a huit ans, peu après la mort de sa femme, Foster Hillman a eu un terrible accident de voiture. De sa faute. Il a pris un virage trop vite et s’est retourné.
— Au fait, au fait, grogna Radford qui pianotait impatiemment sur le bureau.
Cette fois, Peufroy, qui avait repris du poil de la bête, le foudroya du regard :
— C’est le fait, général Radford. La fille de Foster, Kitty, se trouvait dans la voiture. Elle a été éjectée et a heurté un tronc d’arbre. Foster n’a eu que des égratignures.
— Et alors ?
— On a réussi à sauver Kitty qui avait plusieurs fractures du crâne. Mais elle avait perdu la plupart de ses facultés mentales.
— Quoi, elle est folle ? Peufroy agita la main.
— Non, non. C’est presque pire. Elle est redevenue, comment dirais-je, une enfant de quatre ans. En plus, elle n’a pas de mémoire, ne se souvient pas des gens, vit totalement en dehors de l’existence, tout en se développant physiquement d’une façon normale.
— Quel âge a-t-elle maintenant ? demanda Donovan.
— Voyons.
Peufroy comptait sur ses doigts.
— Environ dix-huit ans, si mes souvenirs sont exacts, peut-être un an de plus.
Donovan et Radford se regardèrent.
— Où se trouve cette jeune fille ! demanda Radford.
— En Suisse, dans une institution spécialisée, répondit Peufroy ; d’après tous les médecins, son état ne s’améliorera jamais. Certains de ses centres nerveux ont été détruits, vous comprenez ? C’est une morte-vivante.
— En Suisse, s’exclamèrent en même temps Malko et Radford.
Le cercle était bouclé. Donovan posa la question suivante :
— Foster Hillman tenait-il beaucoup à sa fille ?
Le regard de Peufroy se posa plein d’indignation sur lui.
— À Kitty ? Mais il aurait fait n’importe quoi pour elle. Je n’ai jamais vu quelqu’un se sentir aussi coupable. Vous comprenez, il savait qu’il avait commis une faute de conduite et qu’à cause de cette erreur, sa fille n’aurait jamais une vie normale. C’est atroce. Chaque fois qu’il allait la voir, il pleurait pendant huit jours. D’ailleurs, il y allait de moins en moins, car elle ne le reconnaissait même pas ; ce qui était encore plus horrible. Mais il veillait à ce qu’elle ne manque de rien. Et régulièrement se tenait au courant des dernières recherches médicales dans le domaine neurologique, espérant toujours un miracle. Radford était écarlate et jurait à voix basse.