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L’apparence de Malko devait être satisfaisante – il s’était fait raser en route – car la porte s’ouvrit presque immédiatement. Il était nerveux. Le chèque qu’il avait au fond de sa poche était le seul moyen rapide de retrouver la piste des ravisseurs de Kitty. Donc de la sauver. Mais arracher à un banquier suisse le nom d’un de ses clients, c’est à peu près aussi facile que de demander à un archevêque de vous raconter ses confessions.

En tout cas, l’apparition qui se trouvait dans l’embrasure de la porte était inattendue. Certes les lunettes d’écaille rectangulaires évoquaient les diagrammes et les colonnes de chiffres, mais le reste n’aurait pas déparé Saint-Tropez : de longues jambes un peu fortes gainées de bas résilles noirs, et un chemisier blanc qui laissait apercevoir en transparence un soutien-gorge extrêmement bien rempli. Évidemment les cheveux noirs étaient sagement tirés en arrière mais un parfum capiteux et bon marché flottait autour de l’apparition.

— Bonjour messieurs, dit-elle d’une voix grave et langoureuse. Chris, poliment, ôta son chapeau et Malko ses lunettes. Devant les yeux dorés, la vestale esquissa une moue sensuelle de bienvenue, à tel point que Malko crut s’être trompé d’étage. La Bahnhofstrasse recèle tant de secrets.

— Je voudrais voir le directeur, demanda Malko.

— M. Oeri ? s’enquit la beauté.

— C’est cela, M. Oeri.

— Veuillez attendre dans le salon.

Elle dit cela comme elle aurait proposé « venez me voir chez moi ce soir ». Malko commençait à comprendre pourquoi les gens mettaient leur argent en Suisse. Quant à Chris, la stupeur le rendait muet. Il regarda, béat, les hanches qui s’éloignaient dans la pénombre de l’entrée.

Si la Société zurichoise de Dépôts ne lésinait pas sur la secrétaire, elle faisait des économies d’électricité : l’ampoule qui éclairait la salle d’attente évoquait la défense passive et les restrictions. Le salon n’avait pas dû être épousseté depuis 1914. Heureusement, ils n’attendirent pas longtemps. La porte s’ouvrit sur M. Oeri, directeur de la banque.

Étrange phénomène de mimétisme, il était tout jaune : les dents, la peau, le blanc des yeux. Petit et fluet, les cheveux poivre et sel soigneusement peignés sur le côté, il incarnait parfaitement ceux que leurs ennemis ont surnommés les « Gnomes de Zurich ». C’était un nain cousu d’or.

Il tenait d’un air gourmand la carte de visite de Malko, comme si elle avait été en or massif. Un Prince, cela peut donner des espérances…

— Que puis-je faire pour vous, Herr Linge, euh ! Votre Altesse, demanda-t-il avec un effroyable accent schweizerdeutsch. On avait l’impression d’un vieux fruit confit recouvert d’une fine pellicule d’or. Malko prit l’air le plus hautain possible et présenta Chris Jones :

— Mon secrétaire, Mr. Jones.

Le fruit confit s’inclina imperceptiblement. Nuance.

— Je suis heureux de vous connaître, Mr. Jones, dit-il. Voulez-vous que nous nous asseyions ici, nous y serons plus tranquilles.

Il devait attendre que Malko sorte des diamants de toutes ses poches. Les mains croisées sur les genoux, il guettait, avec l’air gourmand d’un matou qui va croquer une souris. Chris se tordait le cou pour tenter d’apercevoir les jambes gainées de noir. En vain. Ce devait être l’appât pour les visiteurs réticents, entrevu et vite retiré.

— Je viens de la part d’un de vos clients, attaqua Malko. La personne qui possède chez vous le compte n°97865.

M. Oeri inclina la tête d’un air entendu : les amis de ses clients étaient ses amis.

— Il s’agit d’une affaire tout à fait confidentielle, continua Malko. Chris Jones regardait son chapeau, maintenant. Si on l’avait laissé faire !

M. Oeri leva une main, jaune et parcheminée.

— Herr… euh !… Votre Altesse, nous ne traitons que des affaires confidentielles. La Société zurichoise de Dépôts est réputée pour son sérieux et pour le secret total dont nous entourons toutes nos transactions. Vous pouvez vous renseigner sur la place.

Il avait appuyé sur le mot « total ». Mauvais signe.

— Mon ami, donc, continua Malko prudemment, a un compte chez vous…

M. Oeri hocha la tête de l’air de dire qu’on ne pouvait espérer meilleur brevet de moralité. Il attendait la suite.

— Bien entendu, fit Malko, cet ami a un compte numéroté. Le fruit confit vira au jaune radieux :

— Je vois. Votre Altesse désire que ses mouvements de fonds restent à l’abri des indiscrétions. Comme c’est naturel !

Du coup, il s’anima.

— Votre Altesse sait-elle que pendant la guerre ces MM. de la Gestapo sont venus ici pour tenter de savoir si des Juifs allemands avaient des comptes chez nous ? Il baissa la voix comme si ceux qu’il évoquait étaient encore derrière la porte. Eh bien, Votre Altesse, nous ne leur avons rien dit ! Rien. Et pourtant, je m’honore d’avoir eu comme client le général Stulpnagel, un homme extrêmement bien élevé. Évidemment avec des références pareilles… Le fruit confit attendait, épanoui par d’aussi suaves souvenirs. D’autant plus suaves que le général Stulpnagel avait été pendu à Nuremberg et que les déposants juifs du bon M. Oeri étaient partis en fumée du côté d’Auschwitz. Monsieur Oeri n’allait quand même pas donner cet argent aux petites Sœurs des Pauvres. Et puis, il fallait bien le garder au cas où un héritier se présenterait, nichl war ?

Encouragé par le silence de Malko, le directeur de la Société zurichoise de Dépôts montra le bout de l’oreille.

— De quel ordre serait le dépôt que vous envisagez de faire chez nous, Votre Altesse ? laissa-t-il tomber.

Chris Jones faisait craquer sa chaise, nerveux. Il ne comprenait pas les subtilités du schweizerdeutsch et n’aimait pas la tête de M. Oeri. Sous sa veste, il caressait avec nostalgie la crosse de son 45 magnum. Malko sentit que le moment était venu de se jeter à l’eau.

— Monsieur Oeri, dit-il, j’ai besoin d’un renseignement. Le titulaire de votre compte n°97865 a commis une petite erreur qui me touche de près. Je voudrais entrer en contact avec lui.

Le visage de M. Oeri s’éclaira :

— Rien de plus facile. Vous me laisserez un mot que je lui ferai parvenir au plus vite. Il vous répondra par le même canal. Ainsi votre discrétion est préservée, des deux côtés…

Petit rire aigrelet et discret, lui aussi.

On n’avançait pas. Malko commençait à se demander si une expédition en force, avec Chris et Milton, n’aurait pas donné de meilleurs résultats… Mais on était en Suisse, pas au Burundi. Voyant la mauvaise volonté manifeste du directeur, il tenta une autre pointe :

— Monsieur Oeri, dit-il, je suis prêt à déposer chez vous une très grosse somme. En dollars. Mais avant je dois vous demander un service. Les yeux de Oeri brillaient comme des phares à iode. S’il avait eu une fille, elle aurait déjà été en train de délacer les souliers de Malko.

— Faites, Votre Altesse, faites, roucoula-t-il. Je suis votre serviteur. Que dis-je, la banque tout entière est à votre service.

Si la vie de Kitty Hillman n’avait pas été en jeu, la situation aurait été du plus haut comique. Mais le mot « humour » n’existe pas en schweizerdeutsch.

— Monsieur Oeri, dit Malko, je désire savoir quel est le nom du titulaire du compte n°97865.

Il y eut un silence lourd comme un lingot. Le directeur avait ouvert des yeux démesurés. Malko crut y voir percer une larme.

— Vous voulez dire, Votre Altesse, répéta-t-il douloureusement, que vous me demandez le nom d’un de mes clients ?