Sécurité 1 : M. Hillman a dû faire une fausse manœuvre. Il est complètement impensable qu’il ait agi volontairement. Je me mets en rapport avec son bureau. Je vous rappelle.
Contrôle central : Faites vite.
Sécurité 1 à poste 2211 : Ici, l’officier de Sécurité, puis-je parler au général Radford. Urgent.
Poste 2211 à contrôle central : Ici, Radford, qu’est-ce qui se passe ?
Sécurité 1 à poste 2211 : Probablement rien, Sir. Mais le contrôle rouge me signale que le bureau de M. Hillman est hors circuit. Il semblerait qu’il ait débranché accidentellement son appareil. Pouvez-vous le contacter téléphoniquement ?
Poste 2211 à Sécurité 1 : Qu’est-ce que c’est que cette histoire de fous ? Je ne vais pas empoisonner le patron pour des histoires de magnétophones… Attendez qu’il ne soit plus dans son bureau.
Sécurité 1 à poste 2211 (fermement) : Sir, ce sont les consignes. Il faut vérifier le circuit Nol.
Poste 2211 à Sécurité 1 : O.K., je l’appelle. Mais il va être furieux.
Sécurité 1 à poste 2211 : Merci, Sir, rappelez-moi.
Poste 2211 à poste 1 A : Pourquoi le poste 1 ne répond-il pas ?
M. Foster Hillman n’a qu’une porte, juste en face de notre bureau de Poste 1 A à poste 2211 : Si, il y est. Depuis 14 heures environ. Nous ne l’avons pas vu sortir.
Poste 2211 à poste 1 A : Est-il seul ?
Poste 1 A à poste 2211 : Oui.
Poste 2211 à poste 1 A : Voulez-vous frapper à la porte de son bureau. Son téléphone semble en dérangement. Dites-lui que le général Radford voudrait entrer en communication avec lui.
Poste 1 A à poste 2211 (après quelques secondes) : Sir, Hillman ne répond pas. Pourtant l’interphone fonctionne ainsi que le circuit de TV. J’ai même frappé, Sir.
Poste 2211 à poste 1 A : Bon Dieu, il a dû sortir sans que vous le remarquiez.
Poste 1 A à poste 2211 : Tout à fait impossible, Sir, le bureau de M. Foster Hillman n’a qu’une porte, juste en face de notre bureau de contrôle. Nous n’avons pas bougé depuis 1 heure 30.
Poste 2211 à poste 1 A : Vous avez une clef spéciale pour ouvrir en cas d’incendie. Allez-y et ouvrez la porte.
Poste 1 A à poste 2211(après quelques instants) : Sir, la porte de M. Hillman est fermée de l’intérieur avec la serrure de sécurité.
Poste 2211 à poste 1 A : J’arrive. Prenez vos dispositions pour faire enfoncer la porte.
Poste 1 A à poste 2211 : Enfoncer la porte ! Mais c’est le pat…
Poste 2211 à poste 1 A : J’ai dit : « enfoncer la porte ». Et vite.
J’arrive.
Poste 2211 à Sécurité 1 : Ici Radford. Il y a quelque chose d’anormal dans le bureau du patron. Il ne répond plus. Probablement un malaise. Prévenez contrôle Vert et Marron et faites monter le docteur James Buck. Vite. J’y vais. Ah ! avertissez contrôle 10 : personne ne doit sortir du building jusqu’à nouvel ordre !
Sécurité 1 à contrôle Vert et Marron : Attention, ici, Sécurité 1. Le patron a eu un malaise dans son bureau. Il s’est enfermé et ne répond plus.
Foster Hillman était soudain devenu d’une pâleur de spectre. Ses yeux roulaient légèrement dans leurs orbites. Sa gorge se crispa comme si ses muscles échappaient soudain à son contrôle. C’était l’attitude d’un homme qui sanglotait, mais aucun son ne sortit des lèvres du chef de la C.I.A. Il secoua la tête.
Sa main se tendit vers le récepteur du téléphone, puis, alors qu’il n’en était plus qu’à deux centimètres, s’immobilisa. Tout son corps parut se figer, se pétrifier, il ne tremblait pas, il ne disait pas un mot, il était simplement crispé dans une attitude qui dissimulait une émotion d’une agonisante intensité. La sonnerie continuait.
La main de Foster Hillman atteignit le récepteur et le décrocha brusquement.
Il serrait l’ébonite si fort que ses jointures blanchirent.
— Ici, Foster Hillman, dit-il d’une voix à peine audible.
À l’autre bout de fil, la voix commença à parler, comme elle l’avait déjà fait, lentement et distinctement, avec un léger accent. Chaque mot s’enfonçait dans le cerveau de Foster Hillman comme une langue de feu. Il essayait de réfléchir en écoutant, mais n’y parvenait pas. Pourtant, ce n’était pas un homme émotif.
Ceux qui ne l’aimaient pas beaucoup à Washington disaient qu’il était tellement froid que la température baissait de plusieurs degrés quand il entrait dans une pièce. C’était un analyste distingué à l’esprit clair et méthodique, dont les jugements et les conseils étaient écoutés du Président des U.S.A. régulièrement. On disait au Pentagone « sage comme Foster Hillman ».
Il sursauta. La voix dans le récepteur se faisait plus pressante, menaçante. Il dut chercher ses mots pour dire :
— Oui, je vous écoute. Je… je suis là.
Foster Hillman se trouvait pris dans un dilemme si cruel et si aigu qu’il en était incapable de bouger et de penser. Pendant la moitié de sa vie, il avait été entraîné à enregistrer dans son esprit des faits marqués « Top-Secret ». Avec un zèle infatigable il les avait enfermés dans un coin de son cerveau. Et maintenant, on lui demandait d’aller à l’encontre de tous ces réflexes, de renier cet enseignement de toute une vie.
Mais il y avait aussi l’autre pression atroce. Un moment, il avait cru pouvoir y échapper. Le vieil instinct combatif s’était réveillé. Mais il regrettait son coup de téléphone de la veille. Une analyse de la situation lui avait montré qu’il n’avait aucune chance. La voix continuait à se faire entendre, mais il ne l’écoutait plus. Comme un automate, il raccrocha et, aussitôt, le silence se fit autour de lui, total.
Dans ce bureau climatisé, insonorisé, blindé, ignifugé, il était désespérément seul. Il ne sentait même pas le pouls de l’immense C.I.A. – sa C.I.A. – vivant autour de lui.
Lourdement, il se leva et repoussa son fauteuil en arrière. Son visage sévère, marqué de grandes poches sous les yeux, était décomposé. D’une main tremblante, il chercha dans sa poche le lourd étui à cigarettes en or qui ne le quittait jamais et alluma une Winston. Il resta un instant immobile au milieu de la pièce, bercé par le chuintement de l’air conditionné. Mille pensées traversaient son cerveau, vestiges des temps héroïques où il était un des cracks de l’O.S.S., où il risquait sa vie dix fois par semaine pour s’amuser. Brusquement, il écrasa sa cigarette à peine entamée dans le cendrier et revint vers le bureau. Il adressa un sourire las au cadre d’argent qui mettait en valeur la photo en couleur de sa femme, morte depuis plusieurs années, portrait qui ne quittait jamais son bureau.
— Nous y voilà, Mary, fit-il à voix basse.
Les mains à plat sur la moleskine, il contempla le portrait un long moment. C’était la seule femme qu’il eût jamais aimée. Grâce à cela, l’idée de la mort ne l’effrayait pas trop. Certes, le suicide heurtait ses convictions religieuses, mais Dieu lui pardonnerait sûrement. D’un geste précis, il ferma le verrou à chiffres de la porte et brouilla la combinaison.
Puis, il revint au bureau et ouvrit le premier tiroir. Il en tira un dossier vert d’une vingtaine de feuillets, et alla s’asseoir sur la banquette près de la table basse au-dessus de verre. Puis, il alluma le gros briquet de table, cadeau du Président – qu’il promena sous le dossier. Les feuilles de papier pelure s’enflammèrent immédiatement. Foster Hillman les tint le plus longtemps possible puis les laissa achever de se consumer sur le dessus de la table.