Pendant que les derniers morceaux de papier se calcinaient, il inspecta rapidement le contenu de son portefeuille. Quelques bouts de papiers étaient tombés par terre, mais cela n’avait aucune importance : la moquette était ignifugée.
Avant d’ouvrir la fenêtre, il eut un dernier regard pour son bureau.
Les trois téléphones semblaient le narguer. L’un était relié directement à la Salle d’Opérations de la Maison Blanche, le second était sa ligne directe et le troisième desservait la C.I.A. Avec ces trois appareils, il était l’un des hommes les plus puissants du monde.
Pourtant, ils ne pouvaient pas le sauver. Rien ne pouvait plus le sauver.
Au moment où il soulevait le battant inférieur de la fenêtre à guillotine, l’un des téléphones commença à sonner. L’autre le relaya aussitôt. Foster Hillman ouvrit complètement la fenêtre et se pencha au-dehors. D’où il était, la silhouette du soldat de garde semblait minuscule. Calmement, il enjamba l’appui de la fenêtre.
C’était le moyen le plus sûr. Il n’avait pas d’arme à feu sous la main. Il s’accorda dix secondes pour regarder le bleu du ciel puis sauta dans le vide en murmurant une prière. Les deux téléphones sonnaient toujours.
2
Devant la porte à la serrure arrachée, deux civils au visage sévère montaient une garde vigilante. Le bureau de Foster Hillman grouillait de monde. Le général Radford, les yeux rouges, un énorme cigare au poing, s’était assis dans le fauteuil du patron de la C.I.A. Les cendres des papiers brûlés par Foster Hillman avaient été rassemblées soigneusement dans un bac en matière plastique posé sur le bureau. La nouvelle du suicide de Foster Hillman s’était répandue comme une traînée de poudre. Radford avait réuni en hâte quelques responsables et prévenu la Maison Blanche ainsi que les Agences Fédérales s’occupant de Renseignements. Certains étaient venus en hélicoptère. Une dizaine d’hommes en costume sombre, les traits tirés, étaient répartis dans la pièce, qui dans les fauteuils de cuir, qui sur la banquette, ou simplement debout. Parmi eux, il y avait James Coburn, Directeur de la N.S.A.[2]. C’est lui qui semblait le plus inquiet.
— Enfin, vous n’avez aucune idée de la raison qui a poussé Hillman à commettre ce geste insensé ? demanda-t-il.
Le général Radford lui mit son cigare sous le nez :
— Il est mort depuis deux heures. Comment voulez-vous que nous sachions quelque chose ? Je lui ai parlé une heure avant sa mort. Tout à fait normal. Nous préparions une conférence pour le Pentagone, sur les missiles anti-missiles russes.
— Avait-il l’air énervé ? demanda un général, éminence grise de l’Air Force.
— Pas du tout. Aussi calme que d’habitude.
— Dépression nerveuse ? hasarda un autre général.
Les yeux flamboyants de Radford s’arrêtèrent sur le galonné. Son regard était haineux et son corps bizarrement penché comme s’il était soumis à quelque invisible supplice. Il avait aimé Hillman comme un frère.
— Et pourquoi pas une jaunisse ? fit-il. Il était parfaitement équilibré et adorait son job. Le Président l’avait encore félicité il y a un mois pour ses analyses de la situation au Moyen-Orient.
— Et s’il avait eu un cancer ? Un truc inguérissable ? dit Coburn. Un silence de mort tomba sur le bureau. Puis Radford se rua sur un téléphone, où il composa un numéro intérieur.
— Apportez-moi immédiatement le dossier médical de M. Hillman. Dans son bureau, ordonna-t-il. Et dites au docteur Buck de venir aussi. Il raccrocha. Le docteur Buck était le médecin attaché à la C.I.A. Il examinait régulièrement les gens les plus importants, physiquement et psychologiquement. Il faisait également subir les tests aux nouveaux arrivants.
En attendant son arrivée, Radford passa au crible les tiroirs du bureau de Foster Hillman sans rien trouver. On ignorait encore en quoi consistaient les papiers brûlés.
Le docteur James Buck frappa à la porte et entra, un dossier vert à la main. C’était un homme grand et maigre avec des dents proéminentes qui lui donnaient l’air de perpétuellement sourire. Radford lui sauta dessus, littéralement :
— Est-ce que le Patron était malade ?
Le médecin posa le dossier sur un coin du bureau, salua l’assemblée d’un signe de tête et dit :
— Un petit ulcère à l’estomac qui attaquait régulièrement. Il avait eu une crise voilà trois mois.
Le général Radford balaya l’ulcère comme une division ennemie.
— Je ne vous parle pas de ça. Un truc sérieux, mortel. Le docteur Buck secoua la tête.
— Il se portait comme un charme. Je le suis depuis qu’il est ici. Il aurait pu vivre cent ans.
L’autre insista.
— Cela n’aurait pas pu vous échapper ? Avec ces maladies foudroyantes, les leucémies aiguës, je ne sais pas, moi…
Buck, profondément vexé foudroya Radford, en montrant ses dents de lapin géant.
— Foster Hillman a été examiné par mes soins il y a moins d’un mois à l’occasion de son check-up annuel. Je ne connais pas de maladie qui évolue en si peu de temps sans aucun symptôme extérieur, car, je vous le répète, Hillman semblait se porter comme un charme…
Le général Radford eut l’impression qu’une sorte de brouillard lui entourait l’esprit. Cette fois le silence dura une bonne minute. Chacun se posait la même question : « Quel terrifiant secret pouvait avoir poussé l’un des hommes les plus puissants des U.S.A. à se suicider ? » Ce n’était pas par pur altruisme qu’ils s’interrogeaient. Tous ceux qui étaient présents savaient que Foster Hillman était en possession de presque tous les secrets intéressant la défense des U.S.A. Il fallait être absolument certain que sa mort n’avait aucun rapport avec son métier. Au moment où le docteur Buck allait se retirer sur la pointe des pieds, David Wise, directeur de la Division des Plans à la C.I.A. hasarda :
— Et sur le plan, euh ! mental, Doc ? Le général Radford répondit à sa place :
— Je travaillais tous les jours avec lui. Aussi sain d’esprit que moi-même.
Il regarda Wise d’un air si méchant que ce dernier renonça définitivement à mettre en doute les facultés mentales de son chef défunt.
— Eh bien, fit d’un ton morne James Coburn, l’homme de la N.S.A., il n’y a plus qu’à annoncer à la presse que le grand patron de la C.I.A. s’est suicidé pour une raison inconnue et incompréhensible, et qu’on lui cherche un remplaçant !
Le général Radford pivota dans son fauteuil comme un boxeur qui vient d’encaisser un coup violent et cracha un bout de cigare tout mâchonné.
— La presse, mais c’est impossible…
L’homme de la N.S.A. revint à la charge un peu ironiquement. Il prenait sa revanche de l’affaire Mitchell[3].
— Vous voulez peut-être l’enterrer au fond du jardin sans rien dire à personne et nommer discrètement un remplaçant. À force de faire des secrets vous devenez complètement cinglés. Nous vivons en démocratie, bon sang. On ne peut pas cacher une mort pareille…
La tension nerveuse était telle qu’il y eut quelques rires, vite étouffés.
— Qui est au courant de la mort ? aboya Radford…
— Guère plus d’un millier de personnes, soupira David Wise. On ne parle que de cela.
— Faites prévenir les chefs de service. Jusqu’à nouvel ordre, il est interdit au personnel de l’Agence de parler de la mort de Foster Hillman. L’information est classée Top-secret. Faites consigner les sentinelles qui ont assisté à sa chute. Et demandez au docteur Buck de pratiquer une autopsie.