— Il ne parle que le dialecte de mon pays, dit l’émir, que voulez-vous me dire ?
— Vous allez me laisser partir avec cette jeune fille, dit-il. Je vous donne une minute. Cela vous laisse une chance de sauver votre vie. Après, il sera trop tard.
L’émir eut un sourire grinçant :
— C’est pour cette intimidation ridicule que vous avez voulu rester avec moi. Vous perdez votre temps, monsieur.
Les yeux de Malko avaient viré au vert, ce qui était très mauvais signe. Il dit lentement :
— Vous ne le savez pas, mais vous êtes déjà mort.
L’émir se troubla imperceptiblement mais parvint à dominer le tremblement de ses mains.
— Ce n’est pas vous qui m’exécuterez en tout cas, siffla-t-il. Ni Foster Hillman.
— Je vous répète que Foster Hillman est mort depuis une semaine, martela Malko. Exactement le jour où votre complice lui a téléphoné. Il s’est suicidé.
Les yeux de l’émir vacillèrent. À son tour, il posa un regard perçant sur Malko. Comment savoir s’il bluffait ? Malko voulut poursuivre son avantage :
— Vous avez toute la C.I.A. sur le dos. Je vous l’ai déjà dit. Même si je ne sors d’ici que mort. Et vous n’avez plus personne à faire chanter.
L’émir s’était repris :
— C’est faux, dit-il. Foster Hillman n’est pas mort. Je l’aurais appris.
— Nous avons fait le nécessaire pour que vous ne le sachiez pas, précisa amèrement Malko.
Toute leur machination pour sauver Kitty se retournait contre eux. Mais l’émir n’était pas encore abattu.
— Si Foster Hillman est mort, dit-il, je n’ai rien à craindre. Vous ne faites pas de sentiment dans votre métier. Vos chefs ne perdront ni argent ni homme pour retrouver une fille que ne peut leur servir à rien…
Malko eut un sourire froid.
— Avez-vous entendu parler du général Radford ? Il admirait profondément Foster Hillman. Il sait pourquoi il s’est suicidé. Il vous poursuivra toute sa vie. C’est lui qui dirige la C.I.A. maintenant, lui qui m’a envoyé ici.
Machinalement l’émir s’essuya le front. Son regard était moins ferme. Intérieurement il maudit les Égyptiens. Il tâta prudemment le terrain :
— Si ce que vous dites est vrai, conclut-il, je dois vous supprimer ainsi que la fille. Il n’y aura jamais aucune preuve.
— Ne touchez pas à Kitty, répéta Malko. Vous signeriez votre arrêt de mort.
Il pensa avec amertume qu’il n’avait plus que la fragile barrière des mots pour la protéger. L’émir ne s’était pas laissé convaincre.
— Je vais vous faire conduire près d’elle, ordonna-t-il. J’ai besoin de cette lettre très vite.
Lorsque la porte s’ouvrit, Kitty Hillman se recroquevilla brusquement sur le lit étroit, serrant ses jambes de sa main droite, sa main gauche devant le visage, pour ne pas voir qui entrait. Le géant Schaqk poussa et referma la porte, toujours aussi indifférent. En dépit de sa carrure énorme, il se déplaçait avec une souplesse prodigieuse.
Malko resta immobile une seconde, pour ne pas effrayer la jeune fille. Il était toujours en slip et souffrait de cette tenue succincte, mais l’émir avait fait la sourde oreille lorsqu’il lui avait demandé des vêtements. Il le sentait encore plus à sa merci ainsi. La chambre où était détenue Kitty était à trois portes de la sienne et meublée exactement de la même façon, donnant elle aussi, sur le no man’s land de rocaille. Il y avait maintenant presque vingt-quatre heures qu’il était retranché du monde.
— Kitty, appela-t-il doucement.
La jeune fille ne bougea pas. Il se rapprocha lentement et posa sa main sur le bras de la jeune fille.
— Kitty, dit-il le plus doucement qu’il le put, je suis un ami, il ne faut pas avoir peur…
Il ignorait si elle comprenait, mais il répéta sa phrase plusieurs fois. Puisqu’il était impuissant à la sauver, au moins qu’il la rassure. La lettre, il n’en était pas question. Pour sortir de ce cauchemar, il n’y avait qu’une solution : s’évader avec Kitty. Ce qui semblait impossible pour le moment.
Lentement, il caressa le bras de la jeune fille, de l’épaule au poignet, en lui murmurant des mots sans grande signification mais d’un ton très doux et très tendre. Peu à peu, il la sentit se détendre. Elle laissa tomber le bras qui protégeait sa figure et regarda Malko. Ses pupilles dilatées le détaillèrent longuement, puis, sans doute rassurée, elle allongea ses jambes et appuya sa tête à l’oreiller. Ils restèrent près d’un quart d’heure ainsi. Malko lui caressait les cheveux maintenant. Elle ne bougeait pas, les yeux dans le vague. Soudain, Malko s’arrêta de la caresser et s’écarta légèrement. Ce fut immédiat. La main droite de Kitty partit comme une flèche et son bras s’accrocha autour du cou de Malko. Elle poussa un petit gémissement.
— Je ne m’en vais pas, dit Malko. Je suis là, Kitty. Timidement, elle passa ses doigts sur son visage, comme pour le reconnaître. Elle regarda interminablement les yeux dorés pleins de douceur. Et d’une voix minuscule, demanda :
— Qui êtes-vous, monsieur ?
Comme effrayée de sa propre audace, elle se tourna vivement contre le mur.
— Je suis un ami, Kitty, répéta Malko. Un ami de votre père.
Elle ne parut pas comprendre. Mais elle saisit une des mains de Malko et la tint dans la sienne. Beaucoup plus tard, elle murmura :
— Je veux partir, j’ai peur.
— Nous partirons, dit Malko du ton le plus rassurant possible.
— Maintenant, souffla Kitty. Puis elle éclata en sanglots.
Près de deux heures passèrent ainsi, Kitty agissait comme un petit animal apprivoisé, avec des élans, des craintes inexpliquées, des mots sans suite. Elle avait certainement été traumatisée par son enlèvement, car elle semblait incapable de se rendre compte de la situation. Malko devait être la première personne qui la traitait avec douceur et elle se rapprochait de lui. C’était pathétique et horrible. Penser que c’est cette enfant qui servait au troc de l’émir. En douze ans de renseignement, Malko n’avait jamais vu quelque chose d’aussi froidement inhumain. Installé dans une position inconfortable, il s’ankylosait pour ne pas déranger Kitty. Il avait beau réfléchir comme un dément, il ne voyait pas de moyen d’en sortir.
Le jour tombait, presque aussi brutalement que dans un pays tropical. Malko s’aperçut que Kitty s’était endormie contre son épaule. Il y eut un claquement de serrure et la porte s’ouvrit.
Suivi du géant Schaqk, l’émir fit une entrée qu’il voulait majestueuse. Il eut un regard de mépris amusé pour Malko.
— Alors, monsieur l’agent de la C.I.A., c’est tout ce que vous savez faire : prendre une fille dans vos bras.
Malko se leva très doucement pour ne pas déranger Kitty, mais celle-ci, entendant le bruit, sursauta et se recroquevilla sur un coin du lit, ouvrant démesurément ses grands yeux.
— Vous avez intérêt à me tuer, dit Malko. Parce que si je sors vivant d’ici, je n’aurai qu’une idée : vous retrouver, quoi qu’il puisse m’en coûter.
L’émir haussa les épaules.
— Enfantillages. Vous êtes payé par le Gouvernement américain pour traquer les espions, monsieur Linge, pas pour jouer les don Quichotte. Avez-vous fait écrire cette lettre ?
Dans la cellule maintenant sans soleil, Malko avait la chair de poule. Il répliqua :
— Non. Vous voyez bien que cette jeune fille est incapable d’écrire. Et de toute façon, je vous ai dit que Foster Hillman est mort.
— Tsst, tsst, fit l’émir. Je ne vous crois pas. Vous autres Américains, vous n’êtes pas assez malins pour monter une telle histoire. Je veux cette lettre. Qu’elle la signe au moins. Maintenant, je dois aller présider l’arrivée des Régates, à Porto-Giro. C’est une très jolie fête qui aurait beaucoup plu à notre amie Carole Ashley. Je serai de retour dans deux heures. Je vous laisse avec Mlle Hillman. Au cas où vous n’arriveriez pas à obtenir une lettre bien émouvante, ou à l’écrire vous-même, on m’a fait une suggestion intelligente : pourquoi ne pas envoyer à M. Foster Hillman un œil de sa fille plutôt qu’un doigt : c’est plus aisément reconnaissable…