— Plus fort ! hurla Malko dans le vacarme.
Milton entendit. Il se cala sur son siège, releva une seconde son pied de l’accélérateur, puis l’écrasa, debout sur la pédale. Il eut l’impression que le camion allait s’envoler. Une fraction de seconde, l’engin resta immobile, puis il fit un bond de dix mètres en avant, presque sans toucher le sol. Milton lâcha tout et appuya des deux pieds sur le frein.
Un double hurlement de joie couvrit presque le bruit du moteur. La grille arrachée avec un bon morceau de mur, pendait derrière le gros camion. Et Malko était en train de se hisser par l’ouverture. Il était engagé à mi-corps quand Abdul Aziz se releva au coin du mur, une mitraillette Thomson à la hanche. Ce fut la plus mauvaise et la dernière idée de sa vie. Le gyrojet fit « pshuit ». La trajectoire orange dessina une gracieuse arabesque qui se termina dans la poitrine de l’Arabe. Il n’eut même pas le temps de crier. Mais son doigt resta crispé sur la détente de la mitraillette.
Les balles claquèrent sur les tôles du camion et le mur, et une bonne partie se perdit dans le ciel.
Trois gardes arabes plongèrent aussi vite qu’ils purent comme s’ils priaient face à La Mecque, considérablement refroidis par les deux cadavres des barbouzes égyptiennes. Malko toucha terre et sauta sur le camion.
— Filons, dit Chris, cela va devenir malsain.
— La fille, répliqua Malko. Il faut la libérer aussi.
— Où est-elle ?
Il leur montra le mur.
— La troisième fenêtre.
Milton fit avancer le camion. Deux minutes plus tard, il était en position devant la fenêtre de Kitty. Malko et Chris s’affairaient à détacher les morceaux de la grille encore accrochés à la chaîne.
Plusieurs coups de feu retentirent, venant du coin du bâtiment. Au jugé, Chris tira encore une fusée. Elle arracha un morceau de mur dont les débris arrosèrent les trois hommes couchés. Malko traîna le bout de la chaîne jusqu’à la fenêtre. Aidé par Chris, il grimpa le long du mur, tâchant d’atteindre les barreaux.
— Kitty, appela-t-il. Pas de réponse.
Chris se releva doucement portant le poids de Malko et celui-ci put se dresser jusqu’à la fenêtre. La chambre était dans l’obscurité. Rapidement, il passa la chaîne autour des deux principaux barreaux et retomba.
— En avant, hurla-t-il.
Cette fois, Milton avait pris le coup. Le lourd camion patina puis bondit en avant, entraînant la grille.
L’arrachage des deux grilles n’avait pas duré cinq minutes.
— En arrière, cria Malko.
Le camion vint heurter le mur, à la hauteur de la fenêtre. Le plateau arrière était juste à la hauteur de l’ouverture. Milton et Malko se précipitèrent. L’Américain braqua une torche électrique sur l’ouverture carrée.
Kitty était couchée dans le lit, la tête cachée sous les couvertures. De la fenêtre, Malko voyait son corps trembler. Il appela, le plus doucement possible :
— Kitty, Kitty, c’est ton ami.
Ce n’est qu’à son troisième appel qu’elle consentit à lever le nez. Elle était terrorisée et tremblait convulsivement. Ses cheveux attachés en deux couettes sur les côtés lui faisaient paraître douze ans. Malko en eut le cœur serré.
— Kitty, répéta-t-il, levez-vous et venez. Nous partons.
Elle le regarda sans bouger et sans répondre. La peur la paralysait. Malko voyait ses lèvres bouger mais aucun son n’en sortait.
— Dépêchons-nous, hurla Chris.
Malko comprit que rien ne ferait bouger Kitty de son lit. Il fallait aller la chercher.
Il engagea son corps dans l’étroite ouverture et se pencha. Si seulement il réussissait à l’attraper. Mais, elle se recula contre le mur. Au même moment, on entendit des glapissements et la voix aiguë de l’émir déversant un torrent d’insultes sur ses hommes. L’un d’eux se leva et envoya une longue rafale en direction du camion. Milton tira Malko en arrière.
— Il faut partir, ils arrivent en nombre. On va tous y rester.
En effet, galvanisés, les Arabes attaquaient en hurlant. Malko comprit qu’il ne servirait de rien de se faire reprendre. Libre, il serait plus utile à la fille de Foster Hillman.
— Kitty, appela-t-il une dernière fois.
Mais elle avait remis sa tête sous la couverture et ne répondit même pas. Il se laissa glisser dehors et le camion démarra aussitôt. Des silhouettes couraient dans l’obscurité. Le gyrojet tonna deux fois. Malko rampa jusqu’au marchepied, atteignit l’habitacle et le camion prit de la vitesse.
Plusieurs balles s’enfoncèrent dans la carrosserie tout près de la main de Malko.
Un projecteur s’alluma sur le toit du bâtiment et l’éclaira. Mais le gros camion avait déjà atteint les barbelés. De l’autre côté, le terrain descendait en pente douce, ce qui les mettait à l’abri des balles. Pendant plusieurs minutes, ils ne purent se parler tant le vacarme du moteur lancé à plein régime sur le terrain inégal était assourdissant. Puis, ils rejoignirent un chemin de terre et cela se calma un peu.
— Qu’est-ce que c’est que cet engin ? demanda Malko. Chris sourit largement.
— On l’a piqué sur un chantier, avec d’autres trucs. C’est increvable. Toute la journée on a planqué avec les jumelles. On était sûr que, s’ils ne vous avaient pas liquidé, vous étiez dans ce coin-là.
— De la bonne mécanique américaine, renchérit Milton en frappant le volant du plat de la main.
Mais Malko n’avait pas le cœur à l’optimisme.
— La fille est restée là-bas, dit-il. Et l’émir est décidé à la torturer. Il ne croit pas que Foster Hillman est mort.
Milton Brabeck fit une embardée terrible pour négocier une courbe délicate. Les trois hommes furent projetés les uns contre les autres, incapables de parler. Puis Chris répliqua :
— On ira la chercher. Même s’il faut faire sauter pierre par pierre cette satanée baraque. Et même si les Ritals veulent nous en empêcher. Mais ce soir on dort. À chaque jour suffit sa peine. Le Donzi nous tend les bras. Pour plus de sûreté on va aller s’ancrer près d’une île. Malko pensa avec reconnaissance à Joe Litton.
13
Le capitaine des carabiniers Orlando Grado, chef de la brigade de Porto-Giro, était un homme petit dont la tête minuscule formait un contraste bizarre avec un corps rond comme une barrique. Il avait de petites jambes, un long cou d’échassier et des yeux brillants, comme un oiseau. Il avait beau arborer les casquettes les plus rigides et les manteaux les plus stricts, il n’arrivait jamais à inspirer le respect dû à son grade. D’ailleurs, il remplissait ses fonctions avec un laisser-aller bienveillant, tout à la dévotion de l’émir Katar qui avait l’insigne bonté de payer les études universitaires d’Alfredo, son fils unique. Le climat de la Sardaigne était idyllique, le travail inexistant et les jeunes paysannes sardes, parfois sensibles au prestige de l’uniforme. Une vie presque idéale.
Et pourtant, en cette minute, le capitaine Orlando Grado aurait volontiers échangé sa douillette sinécure pour un poste au fin fond de la Sicile, le plus loin possible de Porto-Giro.
L’homme qui se tenait en face de lui le crucifiait. Il avait épluché ses papiers, lu sa carte, examiné les deux hommes qui l’accompagnaient. Ce n’étaient ni des plaisantins ni des farceurs. Et chaque mot qui tombait des lèvres de l’homme blond et distingué assis sur la modeste chaise de la permanence s’enfonçait comme un pieu dans le cœur du capitaine : tentative de meurtre, kidnapping, séquestration, assassinat, recel de cadavre, chantage…