Orlando Grado tira une cigarette de son vieil étui de cuir, et la tapota sur son ongle d’un air pensif, les yeux perdus dans le vague. Il n’était que neuf heures du matin, et il n’avait pas encore le cerveau très clair :
— Commandatore, dit-il d’un ton plaintif, Son Excellence l’émir Katar est le bienfaiteur de l’île… Tout ce que vous me dites, bien sûr, mais enfin…
Malko l’interrompit d’un ton sec :
— Capitaine, sommes-nous dans son émirat ou en Sardaigne ? Je suis fonctionnaire d’un organisme d’État américain. Voulez-vous que je signale à mon ambassade que j’ai été kidnappé, qu’on a tenté de m’assassiner, qu’une jeune Américaine est séquestrée et que la police italienne refuse d’intervenir ?
Le capitaine des carabiniers baissa la tête. La discussion durait depuis une heure. Les trois hommes étaient là avant l’ouverture. Et maintenant, il fallait agir.
— Capitaine, reprit Malko, si vous refusez d’intervenir, j’alerte immédiatement par câble mon Ambassade et la Presse.
Malko et les gorilles avaient peu dormi. Mais la fusillade ayant eu lieu dans un endroit désert n’avait ameuté personne. Jusqu’à l’aube, ils avaient échafaudé des plans pour délivrer Kitty. Une nouvelle bataille rangée était exclue et le temps pressait. Aussi, Malko avait-il décidé de s’adresser à la police locale. Bien sûr, il risquait l’expulsion comme agent d’une puissance étrangère. Mais les accusations qu’il portait contre l’émir étaient si graves qu’il espérait obtenir une perquisition. Seulement il avait sous-estimé la puissance de l’émir. Orlando Grado leva un visage gris. Sa tête semblait encore plus minuscule.
— Commandatore, dit-il lentement, je vais enregistrer votre déclaration et l’envoyer au plus vite à Sassari qui statuera. Je ne peux pas intervenir sans instructions.
Malko ouvrait la bouche pour protester lorsqu’il entendit une voiture stopper dehors. Il y eut des pas rapides et la porte s’ouvrit violemment. L’émir Katar resta interdit devant Malko. Il était impeccablement vêtu d’une veste à la « Mao » blanche, d’un pantalon de flanelle et d’une casquette de yachtman. Ses joues grasses tremblèrent imperceptiblement mais il parvint à conserver son sang-froid. Pointant un doigt accusateur sur Malko, il dit d’une voix acide :
— Vous avez déjà arrêté ces gangsters ! Bravo, je venais justement porter plainte contre eux.
Le capitaine Orlando Grado crut que le ciel lui tombait sur la tête.
— Signor Principe, commença-t-il, ce monsieur… L’émir le foudroya.
— Ce n’est pas un monsieur ! C’est un bandit. Il a attaqué ma propriété cette nuit, sans doute pour me voler, avec ses deux complices. Ils ont tiré. J’exige que vous les arrêtiez immédiatement, si ce n’est déjà fait.
Les yeux de Chris Jones clignaient dangereusement, signe d’énervement. Orlando Grado leva les yeux au ciel. Un an de salaire pour être ailleurs.
— Signor Principe, cet homme prétend que vous l’avez enlevé…
— Ridicule, coupa l’émir. Arrêtez-les. Sinon je préviens Rome que vous êtes leur complice.
— Porca miseria ! gémit le capitaine.
Alternativement, il regardait les deux hommes. Mais leurs visages étaient tout aussi graves et fermés. Il se gratta la gorge et pensa à son fils Alfredo, pour qui il avait déjà fait tant de sacrifices. Avec un coup d’œil désolé pour Malko il étendit la main vers la sonnette placée sur son bureau, reliée au poste de garde. Geste qu’il ne termina jamais.
Le Colt magnum 45 de Chris Jones était braqué à dix centimètres de son front, chien relevé. Le malheureux Italien voyait distinctement les grosses balles en cuivre dans le barillet.
— Don’t move ! fit Chris.
Orlando Grado ne parlait pas l’anglais, mais sa main retomba sagement sur le bureau.
Quant à l’émir, il contemplait avec stupéfaction et incrédulité le canon du modeste Colt cobra de Milton enfoncé dans son beau costume blanc, juste à hauteur du sternum.
Les deux gorilles avaient réagi sur un geste imperceptible de Malko. Celui-ci jouait maintenant sa dernière carte. Au bas mot, il risquait de se retrouver pour vingt ans dans une prison sarde. Dans aucun pays il ne faut s’attaquer à la police. Il n’y avait malheureusement plus d’alternative s’il voulait sauver Kitty. En se laissant emprisonner, il donnait trop d’avance à l’émir. Il s’avança jusqu’au bureau :
— Capitaine Grado, dit-il, je regrette d’en arriver à cette extrémité, mais tout ce que je vous ai dit est vrai. L’émir Katar est peut-être le bienfaiteur de l’île, mais c’est aussi un dangereux criminel. Je veux retrouver la jeune fille dont je vous parlais qui se trouve en danger de mort, séquestrée dans son domaine. Pour vous prouver ma bonne foi, je vous invite à participer à ma perquisition et je vous demande de ne pas opposer de résistance.
— Arrêtez-les, couina l’émir d’une voix de fausset.
Le capitaine Grado promena ses yeux du Colt 45 à l’émir, puis hocha la tête.
— Plus tard, Signor Principe, ils ne perdent rien pour attendre.
En réalité, il était ravi, le capitaine. C’était une façon inespérée de se tirer d’affaire. Il allait avoir le cœur net sur les accusations portées contre l’émir sans prendre le moindre risque. Il se leva et pour sauver la face, pointa un doigt solennel sur Malko.
— Vous vous rendez coupable d’un grave délit, signor. Très grave. Malko avertit l’émir et le capitaine :
— Nous allons sortir d’ici tous les cinq. Si l’un de vous tente le moindre geste, il sera abattu immédiatement.
C’était faux, du moins en ce qui concernait le capitaine, mais il valait mieux éviter d’ameuter le garde.
En file indienne, les cinq hommes sortirent du commissariat. Malko fermant la marche. Le capitaine, impassible, se garda bien de regarder du côté du corps de garde.
La Cadillac aux vitres bleutées de l’émir était arrêtée en face. Chris Jones ouvrit rapidement la portière avant et enfonça le canon de son arme dans le flanc du chauffeur arabe. Celui-ci roula des yeux effarés mais ne bougea pas. Malko, l’émir, le capitaine et Milton Brabeck se tassèrent à l’arrière.
Du poste, deux carabiniers observaient toute la scène sans la moindre émotion.
— Dites au chauffeur d’aller chez vous, ordonna Malko à l’émir. Et ne lui dites que ça.
L’émir cracha un ordre dédaigneusement et l’Arabe mit en marche. Après avoir effectué un impeccable demi-tour, il mit le cap sur le domaine.
Pendant qu’ils roulaient sur la route déserte, sans une secousse, Malko demanda à l’émir :
— Avez-vous déjà torturé Mlle Hillman ? Comme vous me l’aviez dit ?
— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, dit sèchement l’émir. Vous êtes des bandits.
— Excellence, fit Malko froidement, je vais fouiller votre propriété mètre par mètre, jusqu’à ce que je la trouve. Dans le cas contraire, je vous abats.
L’émir ne répondit pas, mais pâlit. Malko ne plaisantait pas. La Cadillac était déjà dans les lacets menant au domaine. Elle ralentit pour franchir la barrière. Le gardien salua respectueusement en reconnaissant l’émir. Ils stoppèrent un peu avant l’arcade menant au patio de la soirée psychadélique. L’émir, avant de descendre, jeta au capitaine :
— Je vous rappelle que je préside la remise des prix des régates ce soir à dix-huit heures, dit-il. J’espère que vous aurez mis ces gens hors d’état de nuire d’ici là.