— Le contrôle rouge, qui s’occupe de l’enregistrement des communications, m’a prévenu que M. Hillman s’était mis hors circuit depuis quelques minutes. Nous avons adopté ce système afin de conserver une trace des conversations menées avec des gens de l’extérieur, n’est-ce pas…
— Je sais, je sais, fit Radford.
Un ange passa, légèrement écœuré.
Subitement, les trois hommes étaient gênés. Tous connaissaient ce système. Ils savaient aussi qu’il servait à l’occasion à exercer de juteux petits chantages sur certaines personnes. Toujours dans l’intérêt du service, bien entendu. Mais quand même.
— Bref, conclut Donovan, M. Hillman a agi comme s’il avait voulu avoir une conversation secrète.
— Y a-t-il eu d’autres cas similaires, auparavant ?
— Non, répliqua Donovan. Nous avons examiné toutes les bandes des derniers jours. Et de toute façon, j’aurais eu un rapport. La moindre interruption m’est signalée.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Radford à Francis Power. Vous qui connaissiez Foster Hillman personnellement.
Power écarta les bras en un geste d’impuissance :
— Je ne comprends pas. Il adorait son métier. Sur le plan politique, il ne se posait aucun problème. La question d’argent est absurde. Qu’il ait voulu mener tout seul une opération qui ait mal tourné, est également hors de question ; ce n’était plus un gamin. Il reste une brusque dépression nerveuse…
— Le toubib dit que c’est impossible.
— Les toubibs, vous savez… Ils avaient dit que Jack Ruby n’était pas fou…
— Il y a une chose que je ne comprends pas, dit lentement Radford. Foster Hillman est resté seul près d’un quart d’heure dans ce bureau avant de sauter par la fenêtre. Il s’était même enfermé à clef. La sentinelle qui l’a vu dit qu’il est resté plusieurs secondes assis sur le rebord. Il n’a donc pas agi dans un moment de folie furieuse. Or, il n’a pas laissé un seul mot d’explication. Rien. Pas même une phrase anodine.
— Au fond, son suicide en lui-même pourrait être un message, murmura Francis Power. Comme s’il avait voulu nous dire : point final, il n’y a plus de risques, laissez tomber. Cela lui ressemblerait assez. Renversé dans son fauteuil, le général Radford faisait des ronds de fumée avec son cigare.
— Il aurait donc craint quelque chose, fit-il. Et sa mort éliminait le problème…
— C’est une hypothèse séduisante, dit Power, mais Foster Hillman avait quand même toute l’Agence à son service et d’autres moyens que le suicide pour lutter contre une hypothétique menace. En plus, je ne vois pas de quoi on pouvait le menacer.
— Il a pourtant sauté par la fenêtre.
On revenait toujours au même point. Les trois hommes restèrent un long moment silencieux. Quelque chose ne collait pas. Radford semblait complètement désorienté.
— Nous sommes dans le trou, fit-il sombrement. Hillman a pris assez de précautions pour conserver son secret. Lui mort, je ne sais pas qui va nous aider.
— Il faut passer sa vie au crible, grogna Donovan, on finira bien par trouver quelque chose.
— C’est un travail de Pénélope. Nous ne savons même pas ce que nous cherchons. Cela peut prendre des années. Et à mon avis, l’affaire est close. C’est Hillman lui-même qui l’a arrêtée en se suicidant. Souvenez-vous que c’était un excellent analyste. Il a dû étudier son problème et parvenir à la conclusion que c’était la meilleure solution…
— Pas pour lui… murmura Francis Power.
— Peut-être pour lui aussi, dit Radford. C’était un homme, heu… ! Il chercha ses mots, « remarquable ».
Le téléphone intérieur bourdonna. Radford décrocha. C’était un des gardes du hall :
— Il y a une visite pour M. Hillman, annonça celui-ci, que dois-je faire ?
Radford se pencha en avant :
— Qui est-ce ?
— Il possède une carte verte. Au nom du Prince Malko Linge. Il dit qu’il a rendez-vous avec M. Hillman.
— Faites-le monter.
Radford raccrocha et se tourna vers Donovan :
— Ça, c’est nouveau. Vous connaissez S.A.S. ? Vous savez, l’Autrichien, Son Altesse Sérénissime, le Prince Malko ?
Donovan acquiesça.
— C’est un des agents noirs de la Division des Plans ?
— Exact. Et un des meilleurs. Il travaille un peu en franc-tireur, mais a souvent obtenu des résultats excellents. Un type sûr. Il avait rendez-vous avec Hillman.
— Curieuse coïncidence, remarqua Donovan.
— On va peut-être avoir le fin mot de l’histoire… soupira Francis Power.
— Allez-vous lui dire que Hillman est mort ? demanda Donovan.
— Je pense que oui, dit Radford. C’est un risque à prendre.
On frappa à la porte. Les ascenseurs ultra-rapides ne mettaient que quelques secondes à parcourir les dix-sept étages.
— Entrez, crièrent en même temps Radford et Donovan.
Malko ne parut pas outre mesure surpris de les voir. Il connaissait déjà le Général et Francis Power ; il se présenta à Donovan. Ce dernier fut agréablement frappé par son air distingué et ses extraordinaires yeux dorés, sans cesse en mouvement. Lorsqu’ils se posaient sur vous, on avait l’impression de recevoir une coulée d’or liquide. Il était vêtu d’un complet d’alpaga bleu nuit, impeccablement coupé. Une plaisanterie de quatre cents dollars, pensa Donovan. Avec les chaussures et la chemise on arrivait à cinq cents. Les agents « noirs » ne s’ennuyaient pas. Pas étonnant que le Congrès hurle à la mort chaque fois qu’on parlait du budget de la C.I.A.
— Attendez-vous aussi Foster Hillman ? demanda Malko d’un ton très naturel. Je vous prie de m’excuser, je suis un peu en retard, il y avait une circulation terrible sur le Mémorial Parkway.
La voix était aussi distinguée que la tenue. Francis Power baissa le nez dans son fauteuil. Donovan s’approcha de la fenêtre et Radford dit lentement :
— Foster Hillman est mort il y a trois heures, S.A.S. ; il s’est suicidé en se jetant par cette fenêtre.
Malko regarda le Général. L’atmosphère s’était brusquement tendue dans la pièce. Il était trop vieux routier du Renseignement pour ne pas sentir ce qu’il y avait de soupçonneux dans l’attitude des trois hommes.
— Pourquoi s’est-il suicidé ? demanda-t-il. Radford secoua la tête.
— Nous n’en savons rien. Mais vous pourrez peut-être nous aider. Le ton était un rien menaçant. Malko l’ignora, s’assit sur la banquette et expliqua :
— Je ne comprends pas. Foster Hillman m’a téléphoné hier, à mon domicile de Poughkeepsie.
Radford l’interrompit :
— À quelle heure ?
— Dix heures du soir, environ. Il devait téléphoner de chez lui, car je n’ai entendu aucune autre voix, comme lorsqu’il y a un standard.
— Et que vous a-t-il dit ?
Les trois hommes avaient le regard fixé sur Malko comme s’il était la Joconde.
— Qu’il désirait me voir, pour me confier une mission. Il m’a donné rendez-vous pour aujourd’hui cinq heures. Sans m’en dire plus.
— Vous avait-il déjà convoqué ainsi ? demanda Donovan.
— Jamais. Vous savez que je travaille pour la Division des Plans et j’ai toujours affaire à David Wise, ou à l’un de ses assistants.
— Vous aviez déjà rencontré Foster Hillman ? Malko sourit imperceptiblement.
— Oui. À Vienne, il y a deux ans. Il m’avait même tiré d’un sale pétrin. Et je peux dire que nous avions sympathisé[4].
— À quelle occasion ? grogna Radford. Malko hésita :
— Je ne peux pas vous le dire. Il s’agissait d’une question absolument confidentielle concernant le service et seul Foster Hillman aurait pu me donner l’autorisation d’en parler. J’ignore qui a le droit d’être au courant.