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Il était si absorbé par ses pensées qu’il ne comprit pas tout de suite que le téléphone sonnait. Depuis déjà plusieurs secondes. Pour la première fois en deux jours.

C’était tellement inattendu que Malko, engourdi, regarda l’appareil sans réagir. Puis son cœur fit un saut dans sa poitrine : si Donovan n’avait pas filtré cette communication, c’est que… Il décrocha.

— Allô ?

— Hillman ?

Malko avait bien appris sa leçon :

— Qui voulez-vous que ce soit ? fit-il d’un ton rogomme. Mais il n’en revenait pas : la voix était celle d’une femme, basse et rauque avec un curieux accent chantant que Malko connaissait, sans pouvoir l’identifier.

— Vous n’êtes pas venu au rendez-vous, fit la voix ignorant la question. C’était pourtant le dernier délai…

Malko, depuis deux jours, se répétait mentalement ce qu’il devait répondre.

— Je n’ai pas pu, dit-il. Une conférence importante avec le Président. Malgré lui, son cœur battait à se rompre. La voix qu’il écoutait avait poussé Foster Hillman à la mort. Quel secret détenait-elle ? Et une femme ! Cela semblait fantastique. Pourvu qu’elle ne reconnaisse pas sa voix !

— Cela ne me regarde pas, répliqua méchamment la femme. Vous viendrez ce soir. Avec tous les renseignements qu’on vous a demandés. Sinon, demain, ce sera trop tard. Compris ?

Il sentit qu’elle allait raccrocher. L’hologramme fonctionnait à merveille. Il était Foster Hillman.

— À quelle heure ? fit-il, un peu affolé quand même.

— Même heure, même endroit.

Il n’avait qu’une fraction de seconde pour réfléchir.

— Je préférerais changer d’endroit, dit Malko hâtivement. C’est plus sûr.

— Pourquoi ?

Il y avait déjà un soupçon dans la voix de la femme.

— C’est plus sûr, répéta-t-il. Vous savez ce que je risque.

— Vous ne risquez rien, fit la voix menaçante. Personne ne peut vous soupçonner.

— On ne sait jamais, reprit Malko. Je veux un autre endroit.

Il sentit que sa tactique prenait. La femme hésita un instant puis dit :

— Bien. Alors venez au cinéma Star, 42e Rue, à huit heures.

— Au Star, à New York ?

Elle raccrocha sans qu’il puisse placer un mot de plus. À son tour, il posa le récepteur et réalisa que sa chemise était trempée de sueur. La tête lui tournait : ainsi, Foster Hillman, le patron de la C.I.A., trahissait vraiment. Incroyable.

Il n’eut pas le loisir de réfléchir beaucoup. Deux minutes après qu’il eut raccroché, le général Radford et Ned Donovan firent irruption dans le bureau. Radford, toujours en manches de chemise, ses poils noirs visibles à travers sa chemise de nylon, ressemblait plus que jamais à un orang-outang. Mais il avait l’air totalement désarçonné. Comme si on lui avait brutalement annoncé que les Russes étaient sur la lune depuis une bonne dizaine d’années.

— Je voudrais bien être à ce soir, dit-il sombrement. Pour en savoir plus long.

Malko n’osa pas tout de suite lui faire remarquer qu’il avait rendez-vous avec une femme dont il ne connaissait que la voix et qu’un cinéma cela contient pas mal de gens.

— Nous savons au moins pourquoi Foster Hillman s’est suicidé, dit-il. Donovan le regarda d’un air bizarre :

— Qu’est-ce qui l’empêchait de nous dire qu’on le menaçait ? C’était évident. Et inquiétant.

La 42e Rue, entre Broadway et la Huitième Avenue, est exclusivement bordée de cinémas cochons, de librairies spéciales vendant du sadomasochisme à la tonne, de marchands de disques en solde et de cafétérias minables.

Comme c’est le seul endroit de la ville où les cinémas ouvrent jusqu’à cinq heures du matin, et qu’une place y coûte moins cher qu’une chambre d’hôtel, les clochards y ont établi leur quartier général. Sans compter les putains qui racolent dans la demi-obscurité des salles la passe à cinq dollars, ou le petit moment agréable entre les actualités et le documentaire pour deux dollars.

Malko, ébloui par les néons en dépit de ses lunettes et assourdi par les hurlements sortant des boutiques de disques, s’arrêta devant le cinéma Star.

Il n’était ni meilleur ni pire que les autres. Quelques Noirs étaient agglutinés devant les photos à la limite du porno extraites de Sex in Bangkok, navet érotique en scope et en couleurs. Deux pédérastes en vêtements élimés dévisagèrent Malko avec envie. Son costume bien coupé détonait dans cette ambiance. À part quelques touristes en mal de sensations, le trottoir n’était arpenté que par les déchets de l’immense ville, prêts à tout pour se faire quelques dollars. Un jeune Noir bouscula Malko et lui souffla dans une haleine de pop-corn rance :

— Want a shot ? Ten bucks[5].

Étonnant de penser que l’héroïne était en vente libre à cinq cents mètres de Times Square.

Malko s’approcha de la caisse et demanda une place. La caissière prit son dollar sans même lever les yeux, absorbée par la lecture d’une bande dessinée du New York Post.

L’intérieur était glacial. L’air conditionné marchait à fond, engagé dans une lutte inégale contre la puanteur de la salle. Un ouvreur désabusé montra une rangée de fauteuils à moitié vide à Malko et replongea dans sa sieste. Il dormait debout, comme les chevaux. Connaissant sa clientèle, la direction du Star maintenait un demi-éclairage pour éviter des scènes trop choquantes et les yeux de Malko s’accoutumèrent vite à l’obscurité.

Curieux endroit pour fixer un rendez-vous au Chef de la Central Intelligence Agency. L’odeur flottant dans la salle défiait toute description : un mélange de sueur, de crasse, de parfum bon marché et de tabac froid. La moleskine du siège sur lequel s’assit Malko était gluante de crasse. Il en frissonna de dégoût. Sa montre indiquait huit heures et quart.

Quelque part dans la salle, il y avait une femme qui connaissait le secret de Foster Hillman, une femme assez puissante pour faire chanter le patron de la C.I.A. Malheureusement, Malko n’avait aucun moyen de l’identifier.

Sauf sa voix. Évidemment, il était possible d’arrêter toutes les femmes présentes, de les faire parler. Et après ?

Malko repassait dans sa tête la voix de l’inconnue. Cet accent ne lui était pas étranger. Mais où diable l’avait-il entendu ? S’il n’était pas servi par la chance, le dispositif mis en place par Radford ne servirait à rien.

La C.I.A. avait bien fait les choses. Ne pouvant opérer sur le territoire américain, le général Radford avait demandé au F.B.I. de lui prêter main-forte. Vingt-cinq agents étaient embusqués dans le cinéma ou quadrillaient la rue.

De la cabine de l’opérateur du Star, deux hommes du F.B.I. surveillaient la salle.

Tous avaient eu un briefing auparavant avec Malko. Ils avaient l’ordre de suivre ses instructions à la lettre. Pour plus de sûreté, les deux gorilles de la C.I.A. avec qui Malko avait déjà souvent travaillé, Chris Jones et Milton Brabeck, regardaient Sex in Bangkok depuis six heures du soir.

À quoi bon tout cela ? pensa Malko. Celle avec qui il avait rendez-vous attendait Foster Hillman, pas Malko. Elle ne se manifesterait pas. Il aurait fallu trouver un sosie du patron de la C.I.A. Malko ne regardait même pas l’écran, surveillant la salle. Celle qu’il cherchait pouvait se trouver n’importe où. À moins qu’elle ne soit restée dehors, guettant les arrivants. Pourvu que le remue-ménage du F.B.I. ne lui ait pas donné l’alerte.

À côté de lui, un gros homme, en chemise ouverte jusqu’au nombril, mangeait bruyamment des cacahuètes en ponctuant de remarques obscènes les scènes les plus croustillantes. Voyant que Malko était seul, il lui fit partager à haute voix ses impressions, allant même jusqu’à lui taper sur les cuisses. Bon prétexte pour changer de place. Il n’y avait aucune femme dans les parages. Il alla s’installer à six rangées de là, dans un no man’s land de moleskine. Soudain, une femme vint s’asseoir près de lui. Volontairement, car il y avait des places libres tout autour.

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5

Vous voulez une piquouze ? Dix dollars.