Eurosceptique
Le mot eurosceptique paraît de plus en plus pertinent. En effet, l’europhobie souverainiste est — peut-on penser — marquée par des nostalgies passéistes. Quant aux europhiles sans nuances, ils sont en butte aux critiques de tous ceux qui pensent qu’il y a Europe et Europe — soit qu’ils souhaitent une Europe plus sociale, soit une Europe plus libérale, au sens économique du mot, soit encore une Europe à référence chrétienne, à la polonaise.
Dans cet eurosceptique, cependant, résident bien des problèmes. Quelle Europe est-elle visée ? À propos de quoi est-on sceptique ? Sûrement pas des mêmes choses, selon les cas. Le mot est-il si bien choisi ? Pas sûr. Aujourd’hui, en français comme en d’autres langues, on confond scepticisme avec méfiance. De fait, on pourrait parler d’« euroméfiants » à propos des empêcheurs d’avancer non pas en rond, mais vers l’avenir. En effet, sceptique n’est pas une affaire de méfiance, surtout pas de frilosité, mais plutôt de critique et d’examen, nécessaires. Si on se réfère à l’origine philosophique du mot sceptique, qui envahit les langues vivantes d’Europe (justement) durant la Renaissance, on retrouve l’adjectif grec skeptikos. En anglais, on dit skeptical, ce qui évite de confondre oralement attitude sceptique et fosse septique. Or, skeptikos signifiait « observateur, examinateur », et non pas « critique négatif ». Le mot remonte à la très ancienne expression indo-européenne du regard, qu’on retrouve dans l’élément français — scope ou — scopie. Et en effet, l’« Euroscopie » est une attitude qu’on pratique spontanément à l’égard de l’Union, en regardant de près les textes (la Convention qui va être soumise à ratification, par exemple), les pratiques, les institutions en place, en évitant de diaboliser ce qu’on appelle Bruxelles pour l’opposer, dans l’esprit de chacun des partenaires européens, à sa merveilleuse capitale — ce qui peut poser aux Belges un léger problème. Sceptique, ce n’est ni hostile ni râleur : simplement l’esprit de doute raisonnable, à la manière de Montaigne. Par définition, le scepticisme doit refuser tout systématisme, tout dogmatisme. Dans cet esprit, l’euroscepticisme contemporain est une dérive. Soyons sceptiques, dans l’étymologie, ça veut dire « ouvrons l’œil ». Vu le sens pris par eurosceptique, on préférerait « eurovigilant ».
Rêve
(Salut à Claude Villers)
Quel mot offrir à Claude[73], sinon l’un des mots les plus étranges de la langue française, rêve. Autant le songe dit clairement sa vérité, son origine latine évoquant clairement le sommeil, autant le rêve, frère nocturne de la rêverie, est mystérieux.
On dispute quant à l’origine du verbe rêver, et il est permis de rêver, justement, sur deux hypothèses assez poétiques. Pour les uns, rêver serait re-esver, remontant au latin ex-vagare, de vagus, le vague de vagabond, de divaguer, d’extravagance, errances et voyages dans la tête. Mon ami regretté Pierre Guiraud, admirable étymologiste, voyait dans rêver un re-exvadere, evadere étant « s’évader ». S’évader, échapper de la réalité par l’imagination, c’est en effet l’esprit du rêve et de la rêverie. En outre, un dérivé de rabia, au sens de « délire furieux », aurait joué son rôle. Mais le côté enragé, arrabiato en italien, s’il peut s’associer au cauchemar — et à la sauce de la pasta — ne colle pas bien avec la rêverie. Mystère, là encore.
Quoi qu’il en soit, le mot rêve, apparu en français six siècles après rêver, car on se contentait de songe, a d’abord signifié « rêve extravagant ». Les gens d’esprit classique et rationnel faisaient du rêve une variante délirante et folle du songe : Voltaire parle du rêve d’un homme en délire. Mais Rousseau, le cher Jean-Jacques des Rêveries d’un promeneur solitaire, a vengé rêve et rêverie. Et du coup, le rêveur et la rêveuse, qui étaient des radoteurs extravagants, des flagrants délires[74], sont devenus des champions de l’imaginaire, des voyageurs dans la tête, pour qui les barrières de la raison sont celles d’une course de haies, faites pour être franchies.
L’impertinence du rêve recouvre sa grande pertinence, révélée par un grand explorateur du Traum (« rêve » ou « songe » ?), Sigmund Freud.
Les savants qui ont découvert les mécanismes du rêve ont une belle formule (due au professeur Jouvet) avec le sommeil paradoxal. Paradoxal, parce que le corps et les muscles sont inertes, alors que le cerveau tricote et détricote les idées, les images, les souvenirs pour en faire des histoires imprévisibles. L’imagination prend le pouvoir, profitant du sommeil des muscles. Tous ceux qui savent rêver tout éveillés apportent à l’ennuyeuse vie quotidienne cette part mentale sans laquelle nous deviendrions des automates, semblables aux machines dénuées du pouvoir de rêver qui envahissent notre vie. Claude Villers, lui, a su nous faire rêver. Merci, Claude, car le rêve, disait Gérard de Nerval, est une seconde vie.
Cohésion
Cohésion : le mot, marié avec l’adjectif social, sans doute pour produire un remède à l’expression chiraquienne de fracture sociale, appartient à une famille lexicale elle-même assez « cohérente ».
Son origine n’est plus ressentie, mais elle est claire. Cohaesio est apparu en latin du Moyen Âge, comme substantif du verbe plus ancien cohaerere. Il est formé, ce verbe, de cum, « avec », et haerere, auquel nous devons aussi adhérer et adhésion. C’est toujours l’idée d’attachement, de fixation, opposée à celle de rupture, de division. Ce qui est « attaché », pour les Romains comme pour nous, peut être fixé, coincé, arrêté : la petite phrase haeret res signifiait « la chose n’avance pas, l’affaire est coincée ». C’est de cet emploi que vient haesitatio.
73
Claude Villers, grand évocateur de voyages réels et imaginaires, poète du récit, prenait une retraite, celle que l’on dit « bien méritée », au grand dam de ses auditeurs.