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Ne pas prendre ce jeu étymologique pour une mise en garde, car adhésion et cohésion sont ressentis comme souhaitables. Or, les critiques contre le projet concret de « cohésion sociale » ne portent pas sur l’hésitation, mot qui ne va pas avec l’image dynamique de Jean-Louis Borloo, mais plutôt sur l’existence de moyens financiers adaptés.

De l’hésitation, il n’y en a pas beaucoup, non plus, dans l’usage de deux vocables de sens distinct : cohésion et cohérence. Le second, de même que cohérent, date du XVIe siècle, s’est spécialisé en science, puis, à l’époque révolutionnaire, s’est appliqué au caractère logique, équilibré, d’un raisonnement, d’une pensée ou d’un projet. Les contraires, incohérent et incohérence, sont clairement négatifs. On célèbre la cohérence d’une politique, on en stigmatise les incohérences.

La cohésion, c’est autre chose : cela s’applique à un groupe humain qui tient ensemble et ne risque pas d’éclater, par exemple en communautés, ou en classes hostiles, celles dont parlait et que théorisait un certain Karl Marx, ou même en catégories si inégalitaires qu’elles ne peuvent pas voir le monde, la vie, la société de la même manière, et donc qu’elles ne peuvent plus s’entendre.

L’état naturel et observable des sociétés modernes manifeste partout dans le monde une certaine incohésion, mot de la Révolution française (observé en 1787). On n’emploie plus incohésion, alors que le terme voisin incohérence se porte à merveille. C’est sans doute que cohérence et incohérence expriment un jugement de valeur, servent à la discussion. En revanche, cohésion et son contraire visent des états de fait. Le problème est alors de savoir si la cohésion de la société, bel objectif, est, compte tenu des situations réelles et des moyens réels de les corriger, possible ou bien utopique, « sans lieu réel ». Jean-Louis Borloo, qui est réaliste, a souligné que son gros problème, c’était le temps. Alors, uchronie ?

1er juillet 2004

Exclusion

Le gouvernement se préoccupe, par commissions et comités, des exclus ; on ne peut qu’approuver. Exclu et exclusion font partie de ces euphémismes sociaux qui appliquent des mots abstraits et neutres à des situations terriblement concrètes et violentes. Réunir dans une catégorie unique la misère, l’absence de soins, de logement — à ce propos, le nom même de SDF, « sans domicile fixe », trahit plutôt des préoccupations policières qu’humanitaires — et aussi l’absence d’éducation, de ressources, de reconnaissance, de respect, cela suppose le choix d’un mot le moins compromettant possible. Finis les clochards, les mendiants, les miséreux, dont les noms expriment plus ou moins la situation. On va parler d’exclusion et d’exclu, ce sera plus propre. Mais moins exact que le titre d’un admirable livre de Patrick Declerck consacré aux clochards parisiens, Les Naufragés.

Pourtant, le verbe exclure et sa famille ne sont pas doux. Le latin excludere cumule l’élimination d’un lieu (ex, c’est « dehors ! ») et la fermeture, car claudere, qui a donné clore, c’est bien « enfermer ». Claudere appartient à la famille de clavis, « la clé ». L’exclu, au sens étymologique et fort du mot, est à la fois chassé, banni, mis dehors et en butte à un espace interdit, cadenassé, fermé à clé, « forclos », en langage chic et psy. Double violence, en fait, contre ceux qu’on renvoie, qu’on maintient hors de la communauté, qui sont contraints à se tenir dans un non-lieu social. Marginal, qui évoque les marges, les à-côtés, dit moins qu’exclu. Mais ces mots n’accusent aucun responsable : la société sans visage humain ? Les « inclus », qu’on ne nomme jamais (pour cause : ce sont eux qui parlent), l’égoïsme, l’intérêt personnel ?

On ne sait trop par quel bout prendre l’exclusion. Si on s’en tient à la logique, il n’y a que des exclus de quelque chose : certains sont exclus des signes sociaux, les analphabètes, les illettrés, d’autres ou les mêmes le sont des aides sociales, des vacances, des soins, du travail salarié. Déjà, au XVIe siècle, le droit religieux parlait de prononcer, de « jeter l’exclusion » sur quelqu’un ou sur une idée. Mais exclusive et exclusivité ont tourné autrement. Un droit exclusif exclut les autres ; mais les êtres humains ne sont jamais exclusifs : ils vivent en société. Ce qui, précisément, est refusé aux exclus. Jetés et enfermés dehors, les exclus de la société sont contraints à la solitude ou à la compagnie de leurs semblables. Le pire résultat de l’exclusion est de conduire les exclus à s’exclure eux-mêmes, à intérioriser la violence que la société leur fait. Le vocabulaire actuel est imprécis. Par exemple, le contraire de l’exclusion n’est pas la cohésion, ni l’insertion, c’est surtout l’acceptation, la reconnaissance ; c’est l’ouverture d’une porte blindée qui maintient hors de tout droit social des personnes désarmées. L’exclusion nous accuse, nous les « inclus ». La responsabilité est collective et totale, et donc politique.

6 juillet 2004

Jaune

On observe la forte présence de la couleur jaune dans l’actualité. Les amateurs inconditionnels de sport vélocipédique penseront au maillot jaune, endossé une fois encore par l’obsédant Lance Armstrong. Les passionnés de finance et de Bourse salueront les titres prometteurs de la société Pages jaunes, qui nous abreuve de publicités. Plus gravement, nous saluons tous, avec Simone Weil et Jacques Chirac, le bourg de Chambon-sur-Lignon, ou plutôt ses habitants au courage tranquille, qui ont permis à des enfants juifs d’échapper à l’étoile jaune de sinistre mémoire et, au-delà, à un sort atroce.

Ce dernier exemple souligne, malgré les géants de la route et les florissantes pages jaunes, l’ambiguïté de cette couleur, solaire et rayonnante d’un côté, dénonciatrice et ignominieuse de l’autre. On disait autrefois d’un mari trompé qu’il était peint en jaune et on dit encore que des briseurs de grève sont des jaunes, en exceptant prudemment les actions du pouvoir.

La symbolique des couleurs est un sujet surprenant. Chaque culture construit la sienne ; plus étonnant encore, chacune perçoit différemment le spectre. Jaune en est un bon exemple. L’ancien français jalne vient du latin galbinus, dérivé de galbus, non pas « jaune », mais « vert pâle ». Le mot latin traduisait le grec khloros, qui s’appliquait plus à la nuance des pousses végétales qu’aux blés dorés : mais la nature passe de l’un à l’autre. Déjà le mot grec, qui a servi à nommer le chlore, s’appliquait à la peau d’une personne malade du foie. Résultat en français, la jaunisse.