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Ces allusions déplaisantes ne compromettent pas le métal jaune, qui est, comme on sait, l’or, ni même les jaunes d’œufs, plus comestibles que les pièces d’or.

Comme pour toute couleur, il y a des jaunes naturels et compréhensibles et des jaunes arbitraires. Le maillot jaune est jaune parce que le journal L’Équipe, parrain du Tour, était, quand le maillot en question est apparu (en 1919), imprimé sur du papier jaune. Ce qui nous ramène aux pages jaunes : des jaunes valorisants et dorés, donc. En revanche, l’étoile jaune des nazis, qui ne relève pas l’image de cette couleur, a fait renaître l’antisémitisme médiéval, qui employait pour stigmatiser les juifs un cercle jaune, la rouelle. Le jaune y était une allusion au soufre, substance diabolique, et à la trahison de Judas. L’intolérance, la haine et la cruauté arbitraires ont alors — on est navré de le rappeler — une source symbolique religieuse. Si ce n’était pas tragique, cet irrationnel prêterait à rire, jaune, évidemment.

8 juillet 2004

Carnage

Les mots ont peine à évoquer les événements terribles qui manifestent la violence aveugle des hommes. Terreur et terrorisme ne suffisent plus devant la mort programmée d’êtres humains et, pis encore, d’enfants.

Que dit-on, à propos de la tragique prise d’otages suivie d’un assaut brutal, à Beslan, en Ossétie du Nord (celle du Sud est géorgienne, non pas russe) ? On parle à bon escient de tuerie, ce qui est clair, de massacre, mot apparenté à massue — depuis, on a fait des progrès pour tuer —, et, avec un mot très fort, de carnage.

C’est un des dérivés du latin caro, carnis, dont l’accusatif carnem a donné « chair », c’est-à-dire « viande ». Ce mot latin n’est pas neutre ; il vient d’un radical indo-européen signifiant « trancher », et s’appliquait aux sacrifices d’animaux, que l’on découpait. Cette boucherie sacrée est déjà inquiétante : carnage et boucherie sont très proches.

Selon les régions, le mot latin prend la forme en ch-, chair, décharner, et même charcutier qui est un cuiseur de viande, de chair. Mais la chair peut être humaine, et l’idée s’exprime, alors, comme en latin, par des mots en carn-. Certains vocables de cette famille sont innocents, comme carnation ou incarner, d’autres terribles, évoquant la destruction du corps : carnassier, et, donc, carnage. Ce fut dès le XIIIe siècle sous les deux formes, charnage — comme charnier — et carnage, en Normandie et Picardie, une des façons de dire « massacre », probablement pour atténuer l’expression. Mais, après la disparition des autres sens du mot — il a voulu dire « incarnation » et « consommation de viande » —, il ne resta plus à carnage que sa valeur la plus sinistre.

Oubliant le sens chrétien de chair, siège des passions, le mot carnage souligne l’affreuse assimilation de l’être humain, dans son corps, avec un morceau de viande animale. Outre le fait de tuer, carnage, comme boucherie, témoigne d’un absolu mépris pour l’être humain. La terreur, matière première du terrorisme, réside dans la menace, avec les prises d’otages, menace faite pour créer l’angoisse, ou bien dans la tuerie directe. Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, les pouvoirs, les « forces de l’ordre », comme on dit, peuvent négocier ou bien attaquer, donner l’assaut : résultat, carnage sur carnage, comme on vient de le voir en Ossétie. Ni George Walker Bush ni Vladimir Poutine ne savent ou ne veulent négocier. Ils font la guerre, et la guerre se fait avec la vie des autres. Les premiers responsables de ces carnages sont les terroristes ; mais peut-on lutter contre eux par la violence seule ? Et ne devient-on pas alors les fauteurs d’un quasi-terrorisme d’État qui en remet dans le carnage ? Les mères, les pères, les enfants ossètes, dans la douleur et le deuil, se posent la terrible question.

6 septembre 2004

Autrement

Comme l’indique la finale en — ment, qui signifie « de telle manière » et qui vient du latin mens, mentis, « l’esprit », autrement est un adverbe.

L’adverbe, comme l’adjectif, est un mot qui s’ajoute (ad-) à un verbe. C’est dire que ce mot s’applique à ce qui exprime l’action. Faire autrement, être autrement, pour prendre deux verbes essentiels, se dit aussi changer.

Les poètes, comme les penseurs politiques et les moralistes, disent : il faut changer la vie, ce qui revient à « vivre autrement ».

À l’autre bout, autrement est dérivé de autre, du latin alter, qu’on retrouve dans altérité et dans altruisme. Le besoin de changement est universel ; il arrive qu’il s’exprime, remplaçant un autre besoin, malheureusement aussi répandu, celui de détruire. Un exemple récent dans les mots : le monde tel qu’il est, même en dehors des violences, ne satisfait pas « tout le monde » : or, après quelques années d’antimondialisme, mot maladroit, il faut l’avouer, on en est venu à l’altermondialisme[75]. Mondialiser autrement, de même que vivre autrement, constitue un programme immense et sans cesse à revoir, puisque le monde et la vie changent sans arrêt, devenant autres sans qu’on le veuille, parfois sans qu’on s’en aperçoive. Les optimistes appellent cela le progrès.

Alter, autre, peut qualifier notre propre expérience, et notre désir d’améliorer le réel.

Non seulement changer la forme — réformer — mais aussi le fond — refonder. Trop de réformes ne servent qu’à masquer le conservatisme du fond. Autre exprime aussi la différence par rapport à notre petite et chère personne. Se tourner vers l’Autre et le reconnaître, admettre les différences, c’est le début de tout changement.

L’idée de tout changer étant utopique, il faut commencer par le début : sortir de soi — l’altérité —, sortir des habitudes et de la reproduction, agir autrement. En particulier, faire de la politique autrement. Autrement ne veut pas forcément dire mieux. Les mots nous avertissent : le changement par l’altérité, parfait, mais il y a aussi l’altération.

Faire en sorte qu’autrement soit aussi autrement mieux, ce serait un sacré bon plan.

13 septembre 2004

Embauche[76]

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76

Au début de 2006, le mot est au centre d’une polémique, avec le « contrat de première embauche » qui rend précaire, non l’embauche, mais le contrat.