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Plutonium

Comme si les dangers réels inhérents à la radioactivité ne suffisaient pas, je remarque que les mots eux-mêmes contribuent à l’impression de crainte et de mystère.

La promenade française de cent quarante kilos d’oxyde de plutonium émeut et inquiète les défenseurs de la nature et de la « paix verte », que nous ne savons désigner qu’en anglais, Green Peace.

Tout contribue à une symbolique négative : d’abord, le composé de plutonium est un déchet de l’industrie militaire étatsunienne. On parle de « plutonium américain », comme si ce plutonium-ci était plus menaçant que le serait un bon gros plutonium européen.

Et ce mot plutonium lui-même ? La finale latine des noms des éléments radioactifs, radium, uranium, thorium, n’est pas significative, puisqu’on parle aussi d’aluminium, sans trembler. Aluminium se rattache à l’alun ; baryum, lui, est grec et son radical signifie « lourd ». Puis, on ne sait trop pourquoi, après un radium qui évoque les radiations, ce qui est très logique, les chimistes se sont rués vers les dieux. Uranium, Uranus, du grec ouranos, « le ciel », en hommage, dit-on, à l’astronome Herschel, thorium, le dieu germanique Thor, plutonium, l’inquiétant Pluton, nom latin du dieu des Enfers. En fait, ce nom renvoie à la Terre, source de toutes les richesses, agricoles et minérales. Un chimiste anglais voulait donner le nom de plutonium au métal lourd qu’on appelle aujourd’hui baryum. Le mot plutonium a été repris en 1948 (trois ans après la bombe d’Hiroshima) pour l’élément radioactif artificiel obtenu en bombardant l’uranium par des neutrons.

Contexte effrayant, référence mythologique ambiguë, car le dieu Pluton, en latin comme en grec, évoque la richesse. Fils de Déméter, Ploutos, aveugle, distribue aveuglément les richesses de la Terre et règne sur les forces souterraines.

Or, aujourd’hui, la peur et l’argent sont réunis dans l’industrie militaire et la réutilisation pacifique du plutonium. Son transport inquiète, malgré les conteneurs-gigognes, les convois secrets, dont tous les chemins possibles mènent au centre de recherches nucléaire de Cadarache.

Le dieu Pluton, du fond de la Terre, la petite planète Pluton, la plus lointaine du système solaire, au-delà d’Uranus — revoilà l’uranium — et de Neptune, on se sent entourés, surveillés, menacés. La politique et l’économie, elles aussi, nous entourent et nous menacent. Décidément, ces cent quarante kilos d’oxyde de plutonium trimballent, outre le réel inquiétant, une forte charge de symboles. Dans le miroir sombre de la modernité qu’évoque Dominique de Villepin, figurent les mécanismes redoutables de la technique et des intérêts militaro-industriels.

7 octobre 2004

Les fondamentaux

Faute de pouvoir réformer efficacement ce qui doit l’être — aujourd’hui, il s’agit de l’école, à laquelle on demande beaucoup —, on peut toujours innover dans les mots.

On peut le faire discrètement, en transformant un adjectif en nom substantif, sinon toujours très substantiel : ce que l’on vient d’entendre en quatre syllabes : les fon-da-men-taux.

Depuis le XVe siècle, époque où le latin fondamentalis passe en français, l’adjectif se portait bien. Il attestait d’une dérivation exemplaire : fundus, « le fond, la base, le sol », fundare, « fonder, bâtir, établir », fundamentum, « fondation, établissement », et donc fundamentalis. Il y a ainsi des sons fondamentaux, des couleurs fondamentales, des vocabulaires fondamentaux, des connaissances fondamentales, sur lesquels se construisent les autres.

Cependant, ce qui se trouve à la base et au fond n’est pas forcément positif : on parle volontiers d’un désaccord fondamental, et Albert Camus de l’absurdité fondamentale de la condition humaine. Heureusement, la recherche fondamentale est censée améliorer notre connaissance du réel ; mais à creuser les fondements d’une doctrine religieuse, on débouche sur les fondamentalismes.

C’est donc le nom que l’adjectif fondamental décore qui compte le plus. Les savoirs fondamentaux, en effet, sont la base — on dit « socle » aujourd’hui, ce qui fait un peu statue et monument — de toute efficacité scolaire.

Mais, on ne sait trop pourquoi, élémentaire, qui évoque les bases de la matière (les éléments chimiques, les particules élémentaires) et du savoir — elementaria, en latin, c’était la connaissance de l’alphabet —, a pris un aspect d’insuffisance un peu méprisée : on dit d’un raisonnement simplet qu’il est élémentaire, et non pas fondamental : pourtant, rien de plus simplet et dangereux que les fondamentalismes.

Donc, on se refuse à dire les élémentaires, malgré la nécessité des éléments, en pédagogie, ou les indispensables, les nécessaires, et on se gargarise des fondamentaux. Cependant, selon la légende (car cela ne figure pas chez Conan Doyle), Sherlock Holmes ne dit jamais : « Fondamental, my dear Watson ! » mais : elementary. Les admirables fondamentaux, qu’aiment les économistes, ce sont à l’école des « traditionnels » : lire, écrire et compter. Nécessaires, indispensables, certes, dans une société à écriture. Mais il existe une base, un socle préalable, qui est : penser, parler, comprendre — avant même de savoir écrire —, et surtout, peut-être, savoir sentir, juger. Maîtriser la langue écrite, manipuler les chiffres aussi bien qu’une calculette, ce ne sont peut-être pas les fondamentaux ultimes. Ce sont des têtes bien faites, que réclamait Montaigne, pas des ordinateurs et des traitements de texte sur pattes. Voilà du fondamental, cher Watson.

12 octobre 2004

Compétitivité

Dénonçons l’association de deux façons de parler, une expression, plan social, et un mot particulièrement inélégant, compé-ti-ti-vi-té.

Du plan social, il n’y a qu’une chose à dire : que l’adjectif social, fait pour célébrer le lien entre les hommes, l’égalité et la fraternité, par exemple, a été dévoyé jusqu’à signifier la violence des relations mises en place par l’économie capitaliste. Un plan social est en fait un plan de licenciement socialement adouci.

Quant à compétitivité, ce mot bégayant et plein de syllabes sales, comme auraient dit les vieux pédagogues, vient d’un latin préalablement digéré par la langue anglaise. Dans celle de l’avocatécrivain Cicéron, la competitio est la candidature de deux hommes politiques, où l’on trouve cum, « ensemble », et le verbe petere, « chercher à obtenir », qui a donné pétition.