Quand on est deux ou plus à vouloir obtenir la même chose, cela donne, sinon une bagarre, du moins une sévère rivalité. Il faut croire que les Britanniques, qui ont inventé la boxe, adoraient ce genre d’affrontement, car ce sont eux qui ont adopté competition, passé en français au XVIIIe siècle, et competitive, apparu avec le triomphe de l’industrialisation capitaliste, en 1829, et repris par la langue française, moins branchée, quatre-vingts ans plus tard. Quant au dérivé compétitivité, il s’impose en France, malgré sa ridicule phonétique, dans les années 1960. On peut noter que compétition a gardé un côté ludique en sport. Mais le titif et la titi-vité de compét’ sont impitoyablement sérieux : ils disent : « plus efficace que la concurrence », et cela, à tout prix, notamment, en appuyant sur le prix de revient. Le message de ce mot est : ou bien efficacité économique et dureté sociale, ou bien humanisme et inefficacité. Du pur Tony Blair, qui se réclame pourtant du « travaillisme », entendez « doctrine du travail des autres ». Dans les fameuses « ressources humaines », certains entrepreneurs retiennent « ressources » et mettent l’adjectif humain sur le même plan que matériel.
En principe, compétition et compétitivité sont apparentés à compétent et compétence ; la compétence pour maîtriser le marché mondialisé s’embarrasse peu du social. En démocratie, la compétitivité pourrait peut-être s’exercer non seulement à propos de finance, mais aussi d’équilibre humain.
Chrétien
Le problème de l’influence des religions sur la politique n’est pas nouveau. Mais la neutralité des États et des pouvoirs à l’égard des religions est une nouveauté à l’échelle historique : la laïcité demeure, pour beaucoup, une innovation perverse et française, bêtement confondue avec l’anticléricalisme.
Les grands monothéismes posent plusieurs immenses questions historiques, et le débat européen autour des valeurs chrétiennes est là pour le montrer. De l’autre côté de l’Atlantique, on connaît l’influence majeure de l’esprit religieux sur la politique du prêcheur évangéliste qui dirige les États-Unis.
Valeurs chrétiennes, donc. Les mots chrétien et christianisme viennent du grec et font allusion au titre décerné à Jésus dans le texte des Évangiles. Khristos est dérivé du verbe khriein et fait référence à un rite, celui qui consiste à frotter le corps de quelqu’un d’une substance, le khrisma, « parfum, huile sainte » ; on parle encore de saint chrème, sans rapport avec les crèmes de beauté.
Un verbe aujourd’hui négligé exprime cela en français : oindre, qui donne envie de jouer sur j’oins, j’oignais, comme le cher Raymond Devos l’a fait avec ouïr, souvenez-vous : j’ois, nous oyons, etc. En oignant Jésus, ainsi devenu « Christ », on traduisait en grec l’hébreu masiah, « messie ». Déjà, dans la langue de la Bible, on déchiffre le mélange entre pouvoir politique, car on frottait concrètement d’huile sainte le roi, au nom de Yahvé, et au figuré le pouvoir sacré, par une métaphore de nature prophétique. Ensuite, khristos donne le latin christianus, le grec tardif kristianismos, qui apparaît au IIIe siècle, et, deux siècles plus tard, un mot moins religieux, plus historique, christianitas, en français chrétienté.
On constate que la croyance chrétienne a fourni à la fois des valeurs morales et des institutions très terrestres. La chrétienté est aussi une identité politique, parfois militaire et policière, parfois financière, souvent propagandiste, une institution d’autorité, comme le montre l’histoire de l’Occident. Le poids concret du verbe christianiser est évident, surtout quand on constate que katolikos, « catholique », veut dire « universel ». Cette prétention a conduit aux pires excès.
Quand khristos suscite antikhristos, « l’antéchrist », on y est : c’est la guerre, la croisade, l’inquisition, et cela évoque des parallèles avec d’autres religions : djihâd, par exemple.
L’onction sacrée du roi terrestre resurgit sans fin derrière la référence chrétienne originelle à ce « royaume qui n’est pas de ce monde », selon l’Évangile. Il arrive que les fameuses valeurs chrétiennes deviennent des armes de répression massives. L’ambiguïté de l’adjectif chrétien est multiple ; mais toutes les religions en sont là : j’en connais qui se veulent « zen » sans avoir la moindre idée du bouddhisme.
Rebelote
Bien que cette expression soit bien légère, pour évoquer un événement qualifié d’« historique » par son principal bénéficiaire, bien qu’elle soit aussi peu étatsunienne que possible, elle s’accorde assez bien avec l’expression satisfaite d’un second succès[81].
Tout le monde, en France, connaît la triple exclamation qui conclut une partie de cartes, dans un jeu populaire et bien de chez nous : belote, rebelote et dix de der. Belote, mot un peu moins que centenaire, a été rattaché au nom d’un certain Belot, sans doute inventé. On n’ira pas jusqu’au jeu de sept familles en proposant comme variante : « bush et rebush », en évitant « double vé et triple vé » (Internet, c’est trois w). C’est bien plutôt du nom affectueux de la carte gagnante, la « petite belle », la belote ; ainsi disait-on bello en provençal, bêle en Lorraine et en Wallonie pour « atout », ou « as de l’atout ». Rappelons que celui qui a l’atout, il « a tout », il gagne tout.
Belote, cela peut être le roi d’atout, alias le président de l’hyperpuissance maîtresse du monde ; rebelote serait alors la « dame », qui pourrait trahir chez le président Bush les côtés féminins d’un personnage que, par moment, on pourrait croire virtuel, le candidat malheureux John Kerry offrant une image plus humaine, selon ma sensibilité, en tout cas. Sinon demi-dieu, George W. Bush se pose en prophète ou en sibylle.
Reste le fameux dix de der. Curieusement, l’expression optimiste la der des ders, la « dernière des dernières », sous-entendu « guerre », expression apparue après 1918, est contemporaine de la belote. Nul doute que, pour les républicains néoconservateurs, la guerre contre le terrorisme, menée par distraction en Irak, doit être la der des ders.
Dans le gigantesque jeu de cartes de la politique étatsunienne, où chaque point vaut des millions de dollars, les brèves de comptoir vont bon train : le Bien, c’est mieux que le Mal, Gott mit Uns — pardon, God bless America. La « vieille Europe » se trouve face aux vieux États-Unis, pionniers contre Indiens, frontière, shérifs et preachers. Pas beaucoup de belote, dans tout ça, plutôt la bagarre, pour arriver à cette fameuse der des ders, que chaque grande puissance impériale croit pouvoir imposer au monde. Belote et rebelote pour George Doublevé, chez lui, c’est un fait, mais dix de der avec l’aide de Dieu, on n’est pas forcé d’y croire.
81
La réélection, beaucoup plus aisée que l’élection première, de George Walker Bush à la présidence des États-Unis d’Amérique.