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4 novembre 2004

Traquenard

Quant à la situation de la France en Côte d’Ivoire, le mot qu’on entend est traquenard, bien différent du bourbier évoqué à propos de l’Irak. Le bourbier correspond à une situation naturelle qui empêche d’avancer, à un enlisement ; le traquenard est un piège, c’est-à-dire un dispositif volontaire et hostile. Traquenard a perdu tout rapport avec la démarche rompue d’un cheval — l’amble, pour être précis. Ce mot sonore, apporté du gascon en français par le génial Rabelais, grand pourvoyeur de nouveautés dans notre langue, est apparenté à traquer, qui exprime aussi une démarche rompue, balancée, et sa marque qui est une trace. Derrière tout cela, il y a des formes tardives et durcies du latin trahere, « tirer » ; du côté occitan traca, « se balancer de côté et d’autre ».

Le traquenard, sans doute à cause de l’idée de poursuite hostile, de chasse, qu’il y a dans traquer, est devenu proche du piège. Il est entré dans le vocabulaire de la chasse au XVIIe siècle, prenant au figuré la valeur que nous connaissons. On disait aussi traquet, qui évoquait le claquement que fait le piège en se refermant.

« Tomber dans le piège » suppose que nous faisons partie des bêtes chassées et traquées, et que des chasseurs acharnés nous ont entraînés dans l’équivalent d’une embuscade. Parler d’un traquenard ivoirien, c’est adopter un point de vue, celui des chassés et des piégés, victimes de la malveillance délibérée des chasseurs. Les choses sont bien sûr plus complexes : les pièges et les traquenards des nations ont de multiples causes, et les responsables sont nombreux. Les Ivoiriens eux-mêmes sont pris dans ce traquenard historique dont l’Afrique a été victime, la colonisation-décolonisation.

Traquenards, pièges et bourbiers sont des métaphores, des abstractions trop simples. Les situations concrètes appellent d’autres idées dont l’origine cache aussi des surprises : angoisse, danger, violence, haine, pillage…

Pour la métaphore du traquenard, remonter à l’origine n’est pas inutile : cette démarche rompue, irrégulière, du cheval, avec les risques de chute et de traque, représente assez bien la marche cahotante et violente de l’Histoire.

8 novembre 2004

Obsèques

La mort étant un phénomène universel, toutes les civilisations disposent de mots explicites pour l’exprimer. Dans les langues indoeuropéennes, c’est un radical m-r qui produit, par exemple, les mots latins d’où viennent mort et mourir. Comme la mort effraie, de nombreux euphémismes accompagnent ces mots ; et la mort suscite des croyances divergentes, dans toutes religions, qui ont deux aspects communs, l’espoir d’une vie imaginable après la mort et la soumission à une volonté supérieure.

Se soumettre n’est pas se résigner, ni admettre l’inévitable, mais accepter un ordre supérieur, et, dans les monothéismes — comme le dit ce mot —, un Dieu unique. « Se soumettre », c’est en arabe le verbe aslama, d’où vient islam.

Dans ce contexte religieux, la mort entraîne, outre les réactions affectives pénibles, tout un ensemble de rites. Dans l’expression variée de ces rites, je retiens le mot obsèques, pour cette rencontre inattendue de deux vocables, de deux idées, dans le terme latin, mais apparu seulement en latin chrétien, qu’est obsequiae. Le mot du latin classique était exsequiae, formé de ex-et sequi, « suivre », à cause du cortège accompagnant les morts lors des funérailles. Obsequia, désignant aussi une suite, un cortège, s’est croisé avec exsequiae après la christianisation du monde romain, sans doute parce qu’il évoquait la soumission, l’obéissance, le fait de céder à une volonté suprême et d’exprimer collectivement le respect que les vivants portent aux morts — à la mort — en les « suivant ». Le préfixe ob-, préféré à ex-, correspond en latin à l’idée de proximité et d’échange.

Ce mot obsèques, à l’origine, signifie donc à la fois le respect pour l’être humain qui vient de mourir et la soumission à la mort inévitable, interprétée comme effet de la volonté divine. Ce que dit obsequium, « soumission, déférence », évoque l’attitude d’obéissance qui a abouti à l’idée devenue péjorative de l’adjectif obséquieux.

Ainsi, partant du rituel des cortèges, les obsèques chrétiennes introduisent l’idée de soumission, que la langue arabe va ensuite appliquer à la désignation même de la croyance introduite par le prophète Mohammed : l’islam. Ce qui frappe[82], c’est que l’objet des rites de soumission est un insoumis, insoumis à une situation historique qui refusait d’admettre l’existence d’un peuple.

11 novembre 2004

Faucons

Le départ du général Colin Powell du poste essentiel qu’il occupait dans le gouvernement des États-Unis, son remplacement par Mme Rice, dont le prénom, Condoleezza, n’est pas commun, fait dire à un grand journal parisien que les faucons vont l’emporter à Washington.

On connaît l’opposition, traduite de l’anglais, entre faucons et colombes, hawks (« rapaces ») et doves, pour désigner les partisans de la guerre et des solutions militaires, opposés à ceux qui préfèrent discuter et négocier. Opposition un peu simple, d’ailleurs.

Le mot faucon, qui commence et finit mal, pour les francophones à l’esprit mal tourné, est pris au latin falco. En effet, falconem, accusatif qui n’était pas accusateur dans la langue des Romains, a produit en ancien français falcun, devenu faucon, et aussi l’italien falco, l’espagnol halcón — le f latin donnant un h en castillan —, l’anglais falcon, l’oiseau faisant partie des hawks, terme plus général. Ce mot international désigne un oiseau rapace à la réputation indécise : le faucon n’est pas un aigle, ce qui reste souvent exact au figuré — ces temps-ci, on ne parle guère, en France, des aigles de la Maison-Blanche ou du Pentagone —, mais pas non plus un vautour, ce charognard au cou déplumé, dont on pourrait appliquer le nom aux assassins probables de Margaret Hassan-Fitzsimmons et d’autres otages. Le mot germanique qui a fourni l’anglais hawk désigne aussi un rapace.

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82

Les obsèques en question, ce jour-là, étaient celles de Yasser Arafat.