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Les socles, au demeurant, ne garantissent pas la stabilité : on vient de constater que le socle continental de notre planète — expression proposée il y a cent ans par Vidal de La Blache — était sujet à des convulsions catastrophiques.

Qui ne cherche son socle ? Les partis politiques, un socle d’idées, parfois deux, d’ailleurs ; les ministères, un socle d’approbation, qui leur fait souvent défaut ; les syndicats, un socle d’adhérents, qu’ils préfèrent appeler la base — mot plus classique ; George Doublevé Bush, un socle mondial d’estime, en ce moment un peu fêlé. Quant au socle de savoirs que l’école sera chargée de cimenter, il se veut à la fois classique et moderne : classique : langue française, parole et lecture-écriture, calcul sans calculette ; moderne : informatique et Internet. Là, ce n’est plus la socque ni la socquette, mais la planche de surf sur le Web — deux anglicismes sur trois mots.

Tant il est difficile d’établir un socle stable dans un monde qui bouge à toute allure. Les socleurs, mot que je n’invente pas car il existe des socleurs d’art, artisanat délicat, n’ont pas la partie facile : stabiliser ce qui bouge, assurer une marche sans chute — et permettre à nos statues favorites, celles de la Liberté, de la République, de l’Égalité de se dresser fièrement sans tomber dans le pompiérisme décoratif.

12 janvier 2005

Honte

Mot désagréable, mot employé avec courage lorsqu’un chef d’État — en l’occurrence Gerhardt Schröder — en fait l’expression d’une responsabilité collective. C’est le monde entier, pas seulement l’Allemagne, ni même l’Europe, qui doit avoir honte du massacre monstrueux et froidement administratif des Juifs, des Tziganes, des résistants à l’immonde régime nazi. C’est le monde qui doit avoir honte de la Shoah, et aussi, mais autrement — Primo Levi l’a dit avec force —, des goulags staliniens, des bombardements tueurs de civils, des armes de destruction massive engendrées par une science privée de sa conscience.

Un mot de la langue des Francs, qui devait se prononcer h’aumtha, désignait l’expression du mépris, puis était passé à l’idée d’agression et d’affront, et enfin à celle d’un déshonneur. Il reste des anciennes significations de l’affront une expression étrange, avoir toute honte bue, qui signifie « avoir subi tant de reproches et d’humiliations qu’on n’en n’éprouve plus rien ». Lorsqu’une attitude raciste, une remarque déshonorante, après tant d’indignations exprimées, vient à la bouche d’un personnage qui pense en tirer profit politiquement, on peut dire qu’il a toute honte bue.

Cette honte-là est une accusation. C’est la honte qu’on doit réserver aux tueurs, aux tortionnaires, aux profiteurs de la haine qu’ils entretiennent ou qu’ils suscitent, à tous ceux qui s’attaquent en fait à l’humanité même. À ceux-là, on disait noblement : « honte à vous ! », ce qui ne sert pas à grand-chose, faute de sanction.

La honte s’est intériorisée ; elle est devenue un sentiment pénible d’avoir mal agi, sans attendre les reproches. On ne boit plus la honte qui vient des autres, on éprouve celle qu’on s’adresse à soi-même : on a la honte, comme d’autres ont la haine. Cette honte-là s’appelle « remords », « repentance », et finalement « conscience morale ». Enfin, si l’on a honte d’une attitude collective, on accepte de prendre part à une mémoire de la responsabilité, même sans culpabilité personnelle.

J’admire la reconnaissance des Allemands d’aujourd’hui à l’insulte que le nazisme a adressée à l’humanité et à leur pays. Tous les Français doivent avoir honte de la Milice et de Vichy. Les anciens nazis, les antisémites n’ayant pas souvent cette honte, on ne peut que leur faire honte. D’autres, pour mieux évacuer la honte, en viennent à nier les évidences honteuses. Le négationnisme est une honte retournée. Ce sont les antinazis, les antiracistes, les justes qui acceptent d’avoir honte, de se sentir responsables.

26 janvier 2005

Camp

Par l’effet d’une histoire atroce, celle du XXe siècle et surtout du XXe siècle européen, un mot innocent est devenu en un demi-siècle l’un des symboles de l’horreur.

Ce mot, camp, semble n’être que la forme picarde de champ, comme la campagne n’est qu’une variante du mot champagne, devenu nom de région. À la fin du Moyen Âge, un camp est un terrain militaire ; lever le camp, un peu plus tard, correspond au départ d’une armée.

C’est pendant la guerre entre l’Empire britannique et les colons néerlandais d’Afrique du Sud, les Boers, qu’apparaît une expression anglaise qui va devenir épouvantable : concentration camp, camp de concentration. En Angleterre, en France dès 1916, on regroupe dans de tels camps des étrangers présumés hostiles. Ces prisons collectives et préventives, c’était déjà une anomalie juridique, analogue à celle de Guantanamo aujourd’hui. Après l’attaque japonaise de Pearl Harbor, les États-Unis avaient déjà enfermé et « concentré » des citoyens d’origine japonaise dans des camps.

Mais rien à voir avec l’évolution du mot allemand Lager, qui correspond à « camp ». Là, un régime dictatorial, ouvertement raciste et antisémite, persécute ses minorités, vise à les massacrer en refusant leur humanité, au nom de théories stupides nées en Angleterre et en France. N’oublions jamais la nature française du système de haine exprimé par Drumont, avant Céline, ni la pseudoscience inepte de Vacher de Lapouge, inspirateur des théoriciens nazis. Le système des camps est donc devenu, en Allemagne nazie, en Russie soviétique, un moyen pour regrouper, isoler, maltraiter, exploiter de manière inhumaine, non plus des prisonniers de guerre, mais des communautés entières. Le système concentrationnaire, mot créé en 1945 par David Rousset, est devenu un cancer dans certaines dictatures. En outre, on s’aperçoit avec horreur que le mot les camps recouvre une réalité épouvantable : apparaissent alors les expressions camp d’extermination, camp de la mort, qui disent la vérité inimaginable de ce que cachaient les expressions camps de travail ou de concentration. Le travail, dans ce système, est une mise à mort programmée, sous le célèbre slogan, comble d’infamie et de mensonge cynique : Arbeit macht frei, « le travail rend libre ». Le pauvre mot camp, Lager, qui n’y peut rien, est devenu l’accusateur de cette bureaucratie du massacre et de l’inhumanité absolue : par les camps, les responsables nazis ont minutieusement organisé la négation de la nature humaine.

Souvenir personnel : à la Libération — c’était à Clermont-Ferrand —, j’ai vu la photo d’un homme nu, dans une niche à chien. Cet homme était juif, la photo venait d’un camp nazi. J’avais seize ans. Je n’oublierai jamais.

27 janvier 2005

Grippe

L’état de santé du pape Jean-Paul II étant présenté comme un peu meilleur par le Vatican, que nous ferons semblant de croire, on peut évoquer le mot très courant par lequel on désigne son mal : la grippe. C’est si banal, la grippe en hiver, qu’on s’inquiète peu quand on entend le mot.