Certes, aggravée par l’âge et par les maladies qui affectent les fonctions respiratoires, la grippe peut être grave, et tuer. Mais enfin, on est relativement rassuré : en français, la grippe, le rhume ne font pas peur.
Pour la première nommée, c’est assez paradoxal : depuis qu’on connaît la cause du mal, de nombreux virus changent volontiers de nature et résistent aux traitements. Lorsqu’on donne au nom grippe des adjectifs d’origine : grippe espagnole, asiatique, sans parler des virus transmis par des animaux : grippe aviaire, on voit bien que grippe peut être synonyme d’épidémie terrible[86].
Et puis, le mot lui-même n’est pas si innocent. Grippe est en rapport avec gripper, verbe qui nous vient des Francs, d’abord sous la forme agripper. La racine grip-semble une modification de grif-, dont le sens est resté clair pour nous : griffe.
Ce mot grippe a une histoire assez riche : une « grippe » fut d’abord une griffe, une dent pointue, au figuré une dispute ou un incident qui arrive brusquement, tout ce qui saisit, y compris une lubie soudaine. On aurait pu entendre dire, au XVIIe siècle, dans un débat animé : « Mais quelle grippe vous prend ? » Aujourd’hui, c’est une « mouche » (fausse mouche : abeille, taon) qui pique. Il reste, de ces emplois disparus, l’expression prendre quelqu’un en grippe, « avoir envers lui ou elle une soudaine antipathie ». Ignorant tout des causes d’un mal qui vous agrippe, vous prend en grippe, vous accroche et vous met à plat sans prévenir, on le décora du nom de grippe. Au XXe siècle, les moteurs aussi sont grippés.
On avouera que, pour la précision scientifique, nécessaire au vocabulaire médical, on peut faire mieux. La médecine a rattrapé le coup en décrivant les virus responsables, qui mériteraient d’être griffus et agrippants, et en les combattant. Quand apparaît l’adjectif grippal, on en sait déjà plus, avec antigrippe, peu après 1920, on commence à guérir.
Mais on aurait tort d’oublier d’où vient le vocable. L’organisme humain est soumis à des attaques aussi brusques que variées. Nous sommes agrippés, attrapés, coincés par quantité de maux. Selon les convictions, on parlera de volonté divine, de destin, de hasard ou de nécessité. Le pape, que le monde admire pour sa volonté indomptable, n’échappe pas au sort commun. On lui souhaite de se dégripper au plus vite, ce qui n’empêche pas de préparer la succession. Quel cardinal va être agrippé par le pontificat suprême ?
Réconciliation, 2
Dans les relations un peu houleuses entre les États-Unis et la France, symbole de la « vieille Europe », l’atmosphère est au réchauffement, c’est-à-dire à la réconciliation. Réconcilier, réconciliation sont des mots religieux, pris directement à des composés latins et non pas fabriqués en français. Pendant longtemps, la réconciliation fut réservée aux rapports entre l’être humain et Dieu, rendus harmonieux par la foi religieuse. Aujourd’hui, cependant, il ne s’agit pas de suivre les « évangéliques » des États-Unis et le pieux George W. Bush pour les rejoindre dans une prière commune.
La laïcisation des réconciliations ne provient pas de ces mécréants de Français. Car, en latin déjà, conciliare signifiait « assembler, réunir », pour discuter, et surtout pour faire des affaires, conclure des marchés, ce qui suppose qu’on aplanisse les différends et les oppositions. Le mot est apparenté à concilium — lui aussi accaparé par l’Église, avec concile, mais qui était en latin une convocation à une assemblée — et à conciliabulum, d’abord « lieu de réunion », puis « conciliabule ».
Mots de la discussion politique ou économique, et dont l’histoire souligne le caractère pragmatique, ce qui peut être de bon augure en politique.
Mais réconcilier, reconciliare, d’abord « réparer, remettre en état », autrement dit recréer, renforce concilier et va plus loin. Concilier des positions, c’est les rendre compatibles ; concilier des personnes, les rendre capables de s’entendre sur une question précise. En France, on n’en est pas à concilier la majorité et la gauche sur les trente-cinq heures : le concile du Palais-Bourbon et ses conciliabules ne fonctionnent pas. De toute façon, même conciliés, les opposants politiques ne sont pas pour autant réconciliés.
En effet, la réconciliation est psychologique et morale, alors que la conciliation est fonctionnelle. On peut se demander où on en est, entre le gouvernement des États-Unis et la France : conciliation, autrement dit diplomatie, ou bien réconciliation, c’est-à-dire amitié retrouvée, et French fries récupérées[87]. En fait, la conciliation concerne les gouvernements, avec leurs politiques difficilement conciliables, alors que la réconciliation doit concerner les peuples. Fini, l’« antiaméricanisme primaire » comme l’hostilité étatsunienne à l’égard des mangeurs de grenouilles et de frites ? La Fayette, nous revoici !
Mammouth
La complexité des problèmes que posent les intentions de réforme de l’Éducation nationale, en France, n’incite pas à s’en tenir aux pauvres mots.
Mais il en est un, à côté d’éducation, d’enseignement, d’école, un mot qui n’a rien à voir avec l’apprentissage de la lecture. C’est la métaphore d’un ministre qui partait allègrement en guerre contre un énorme système et ses pesanteurs : le fameux mammouth, qu’il s’agissait de dégraisser.
L’auteur de cette métaphore agressive étant un scientifique éminent[88], elle était cohérente : le mammouth est un animal gigantesque, d’aspect impressionnant. Cependant, ce n’est pas le représentant d’une espèce en péril, mais d’une espèce disparue, conservée par le froid sibérien. Le mammouth nouveau, ou plutôt révélé, impressionna au XVIIIe siècle la communauté scientifique, lorsqu’on découvrit ce super-éléphant velu, muni de magnifiques défenses recourbées.
En effet, on constate fréquemment que le mammouth éducatif national, en France, a de la défense. L’ancien ministre, en prétendant le dégraisser, semblait compter sur son immobilité définitive de fossile, ce qui était présomptueux. Depuis lors, on éprouve que chatouiller et risquer de réveiller ledit mammouth est une opération dangereuse.
Mammouth, le mot, avec son th final hérité de l’anglais — combien d’élèves de 6e savent aujourd’hui l’écrire ? — , est passé d’une langue sibérienne au russe et, de là, aux idiomes d’Europe occidentale et du monde. La langue anglaise, pionnière en paléontologie, le diffusa, non sans l’employer au figuré pour exprimer l’énormité, avec d’autres mots éléphantesques. La langue française fit de même, mais il fallut l’irritation du réformateur devant certaines pesanteurs pour rapprocher cet animal fossile de l’école nationale, pourtant porteuse de l’avenir et dont il serait dramatique qu’elle en restât à l’ère quaternaire. Les métaphores ont leur limite : les enseignants, même militants socialistes, ne sont absolument pas des « éléphants » ; les écoliers et étudiants, encore moins. Ils et elles contestent, c’est un fait ; mais ce n’est pas une raison pour les traiter de fossiles, même superbes.
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L’année 2006 allait donner à
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On se souvient que, la France étant accusée de vouloir empêcher les États-Unis de sauver la liberté du monde en envahissant l’Irak, les pommes de terre frites, appelées en bon anglais