Lundi de Pentecôte
On se souvient peut-être d’une phrase mémorable prononcée par Jean-Pierre Raffarin pour qualifier les difficultés de l’action gouvernementale — déjà — : « la route est droite, mais la pente est forte ». On comprenait que cette pente était une montée, ce qui s’appelle aussi une côte.
Par un calembour inconscient et virtuel, la pente et la côte sont aujourd’hui, pour le gouvernement, la récupération d’heures de travail le lendemain de la « Pentecôte », par définition un lundi, en latin « jour de la Lune », Lunae dies. Le nom Pentecôte, cependant, n’est pas latin, mais grec. Il ne suggère aucun contenu, ni sacré, ni profane, ni férié, ni travaillé, mais bien un compte : pentê-kostê hêmera : « le cinquantième jour ». Pentê, c’est « cinq », comme dans pentathlon, « cinq sports », ou pentateuque, les « cinq livres » de la Bible, et même pentagone, innocente figure géométrique à « cinq côtés », devenue le centre militaire le plus puissant du monde.
Le mot grec, « cinquantième », donc, désigne le 50e jour après la fête de Pâques ; il est fait par imitation de l’hébreu, qui disait abu’at, « fête des semaines », fait sur šeba’, « sept » — d’où shabat’. La Pentecôte chrétienne correspond, pour la date, à la fête juive des semaines, cette Pentecôte — toujours le dimanche — arrivant avec la septième semaine après Pâques.
Le nom de cette fête est simplement un chiffre. Mais les mots n’aiment pas trop ces abstractions : la Pentecôte est devenue dans les têtes la célébration de la descente du Saint Esprit sur celles des Apôtres éberlués, sous forme de « langues de feu ». Pas de polémique autour de la Pentecôte, en Grande-Bretagne, où le nom courant de cette fête, whit, le lundi étant whit monday, désigne explicitement l’Esprit. Le « don des langues », pour enseigner toutes les nations, c’était le moyen de la propagande, propaganda fide. On dirait que cette aptitude s’est affaiblie, car la communication pour un lendemain de fête travaillé n’est pas très réussie. Cela permet de rappeler que, dans jour ouvrable, il ne s’agit pas d’ouvrir, mais de l’ancien français ouvrer, operare, « travailler ». Ainsi, l’idée d’un lundi de Pentecôte laborieux, « ça va comme un lundi », c’est-à-dire assez mal[92].
Mécène
Beaucoup plus noble que le sponsor, mot pris à l’anglo-américain il y a cinquante ans, le mécène évoque encore pour nous son origine latine, faite de générosité et de munificence — à distinguer de la magnificence.
Et il est vrai que le personnage qui a fourni ce nom n’était pas n’importe qui. Caius Cilnius Maecenas, né dans une grande famille étrusque vers l’an 69 avant l’ère chrétienne, était noble, très riche, poète, admirateur de plus grands que lui, ce qui est remarquable, et ouvrait ses résidences de Rome et de Tibur (Tivoli) à Virgile, à Properce, à Horace, le gratin de la littérature latine. Cela, avec la bénédiction de Caius Julius Caesar Octavianus Augustus, neveu de notre César, et empereur de son état. C’est sur ce modèle que les grandes familles princières d’Italie, les Médicis, les Strozzi, ont inauguré le mécénat d’État. Jaloux de leurs époustouflantes réussites artistiques — on ne disait pas encore « culturelles » —, François, non pas Pinault[93], mais Ier, prit cette voie : financer les artistes. C’est sous son règne que le mot mécène apparaît en français, mais on devine que le système qui tente d’organiser la production artistique en fonction d’une véritable politique est plus tardif. Sous Louis XIV, le peintre Charles Le Brun fait figure de sponsor en chef, ce qui n’est pas incongru, car sponsor est bien un mot latin, dérivé de spondere, « s’engager ». La conception un peu spéciale du mécénat d’État par un général corse devenu empereur remplit les musées français de chefs-d’œuvre de l’art italien et égyptien, ce qui retient mon nationalisme culturel — et bien naturel — de protester contre le déménagement à Venise des collections d’un mécène d’aujourd’hui. Nous qui pensions qu’il ne fallait pas désespérer Billancourt ! Consolons-nous ; l’île Séguin ne s’enfonce pas dans une lagune.
On voit par ces raccourcis historiques que le mot mécène a bien changé. Il cachait ou affichait une volonté politique monarchiste ; aujourd’hui, il témoigne d’un pouvoir économique et financier. Le mécène d’aujourd’hui, apparu — bien sûr — aux États-Unis, ne détient pas le pouvoir politique, et doit s’accommoder de celui des administrations. La bureaucratie, les tracasseries, la lenteur et la lourdeur administratives sont-elles antiartistiques et anticulturelles, alors que l’entreprise capitaliste serait devenue le moteur de la création et de la communication culturelles ? On s’interroge.
Dernière remarque : le mécénat, comme l’art, doit-il rester national ? J’entends les lamentations de tous ceux qui voient cette fondation d’art contemporain — où l’art français figure, heureusement — s’envoler pour Venise, qui n’a pas besoin de plus de lustre. Moi qui croyais qu’on voulait faire l’Europe…
Indécis
Un mot négatif a pris, depuis quelques jours, de l’importance en France : c’est indécis, appliqué à une situation particulière : la requête d’avoir à exprimer une opinion binaire, oui ou non, vis-à-vis du projet constitutionnel pour l’Union européenne. L’indécis est souvent présenté comme un pauvre irresponsable.
L’inverse d’indécis, dans notre langue, belle mais peu régulière, n’est pas décis, mais décidé. Le verbe latin decidere a pour participe passé decisus, d’où indecisus, repris en français, peu après l’apparition du verbe décider.
Decidere, c’est une image, celle de « trancher », car le verbe renforce caedere, « couper », conservé discrètement par le mot ciseau, et par excision, assez sinistre.
Ce qui est indécis n’est pas tranché, n’a pas fait l’objet d’une décision, et aussi n’est pas clair, pas net. Est-ce le cas du texte soumis à notre sagacité, collective et individuelle ? Ce texte est-il clair ou confus, précis, défini ou indéfini et imprécis, distinct ou flou, lumineux ou nébuleux ? C’est déjà une question, mais préalable, car ce n’est pas celle du référendum. Demander si le projet de texte doit être accepté ou rejeté suppose qu’on peut répondre oui ou non et, donc, qu’on peut déchiffrer le texte, ses intentions, ses enjeux, et prévoir ses résultats pour notre vie future. Hypothèse que les décidés, les résolus admettent sans hésiter : ils savent, ils prévoient, ils jugent, ils sont sûrs.
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Longue affaire, que cette tentative avortée : voir les chroniques des 28 août et 29 octobre 2003.
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On venait d’apprendre que cet industriel amateur d’art avait renoncé à installer dans l’île Séguin, à Billancourt, une grande fondation d’art contemporain, et envisageait pour elle un palais vénitien.