Captivité
Comment évoquer, par un mot, la situation qu’a vécue notre invitée, et ses enjeux ? Situation d’autant plus difficile à évoquer de l’extérieur, quand on a la chance de ne l’avoir jamais vécue, que Florence Aubenas en parle avec humour et sourire. Les mots sont insuffisants, mais il faut bien faire avec, surtout à la radio. Je suis sûr qu’un vocable affectif faisant penser à une épreuve terrible, atroce, comme calvaire, qu’on entend souvent à ce propos, lui paraît un peu risible.
Les mots révèlent, mais ils cachent aussi ; comme Florence, ils évitent souvent de dramatiser. Ainsi, calvaire ne veut dire que « crâne », forme de la colline où, selon l’Évangile, eut lieu la passion du Christ, et traduction de l’hébreu golgotha. Otage, ce ne fut au départ qu’un hôte, un invité. Détention ne dit rien d’autre que « action de détenir, de garder pour soi, de refuser de rendre ». Prison, qui évoque en outre la légalité d’une peine et un minimum d’humanité, et pas le cachot, la cave obscure, c’est aussi un terme qui cache son jeu : il vient du latin prehensio, l’action de prendre.
Reste captivité, qui est assez neutre, mais moins que détention, parce qu’il n’est plus analysable. Captif représente le mot latin qui vient de capere, « attraper, prendre ». Il est apparenté à chasser et il est vrai que la prise d’otages peut évoquer cette poursuite impitoyable qu’est la chasse, la vraie, diront les nobles amateurs de vénerie, la chasse à courre, et qui aboutit à la capture — mot de même origine. Prise, prison, capture, c’est le début de la captivité.
En outre, on est frappé quand on constate que le latin captivus a donné d’un côté captif, mais de l’autre, un mot populaire, chétif, qui évoque aujourd’hui la faiblesse physique, mais qui a signifié « malheureux, misérable ». Rappel discret du sort plus que pénible du captif.
Captif et captivité ont fourni à un autre mot de la même famille, captiver, l’occasion d’une étonnante pirouette. Le latin captivare, au départ, c’est « capturer, réduire en esclavage », et aussi « ravager, détruire » — une suite de violences faites à la liberté. Comme pour oublier ou pour masquer ces réalités, le verbe captiver s’est mis à exprimer une chose nettement moins pénible. Au lieu de retenir, coincer, comprimer, écraser des êtres humains, captiver, et même capter et capturer se sont appliqués à l’attention, à ce qui « retient » l’intérêt.
Qu’une situation aussi pénible que la captivité recoure à un mot qui captive, cela peut choquer. C’est la libération de Florence Aubenas et de tout otage qui est captivante, pas leur détention, toujours cruelle. Ce genre de retournement qu’on peut trouver dans les mots fait penser au mécanisme de l’humour : une défense contre l’insupportable, et aussi une pudeur, un respect, celui qui se nomme à juste raison « respect humain ».
Merci à Florence, qui n’a pas été épargnée, de nous épargner par son humour et son sourire… Oui, le journalisme, que certains cherchent à capturer, nous captive. Florence Aubenas, après d’autres, vient de le montrer.
Récidiviste
Paradoxe : le ministre qui se manifeste le plus à l’extérieur, le plus extériorisé, est celui de l’Intérieur. Soucieux de sécurité, il promet aux récidivistes, à condition qu’ils soient multi, des « peines planchers », par une métaphore familière aux économistes, qui jonglent avec planchers et « plafonds », mot bien étrange, passé du « fond plat » au plan supérieur.
La récidive est aussi latine que la maladie et le délit. Recidivus vient du verbe re-cidere, qui signifie « re-tomber », car cidere modifie cadere, « choir ». Récidive, c’est rechute. Qu’est-ce donc qui retombe, dans la récidive ? D’abord, au XVIe siècle, la maladie : on la croyait guérie ; le mal réapparaît, il était dit récidiviste. Puis, c’est le délinquant reconnu, et sanctionné, qui est ainsi appelé quand il remet ça, après avoir purgé sa peine.
On remarque que, dans les deux cas, il ne s’agit pas simplement d’une répétition, mais d’une seconde chute ; or, pour re-tomber, il faut s’être relevé. La récidive médicale suppose une guérison, la récidive pénale signifie que le coupable a purgé sa peine. Un tueur en série qui échappe aux recherches ne peut être appelé récidiviste. Aussi bien, le droit pénal distingue la récidive du cumul d’infractions.
Le récidiviste cumule donc les condamnations et les peines ; s’il le fait plus de deux ou trois fois, il devient multirécidiviste, façon élégante de parler des repris de justice à répétition, qu’on appelait familièrement des chevaux de retour.
Au figuré, cependant, on ne demande pas aux récidivistes d’avoir été sanctionnés ; il leur suffit de recommencer. Ainsi, d’un homme politique qui revient sans cesse au devant de la scène, fait des déclarations fracassantes, multiplie les paroles définitives et les promesses hasardeuses, on peut dire qu’il récidive sans suggérer qu’il a déjà été condamné et puni. La raison en est claire : les pratiques de la politique, qu’elle soit ou non spectacle, ne sont ni délictueuses ni criminelles, même lorsqu’elles sont excessives et trompeuses. Il y a donc, en ce domaine, des multirécidivistes impunis, malgré la fréquence des retours, reprises et recommencements. Et donc, pas d’autre peine plancher que le ras-le-bol des électeurs-spectateurs que nous sommes et qui ont parfois envie de sauter au plafond.
Déception
Indépendamment des interprétations divergentes, et des affects excessifs, ce n’est pas un seul mot, mais une série de termes qu’il faudrait évoquer[94]. Tous ceux qui accompagnent un fait indiscutable : la mauvaise surprise, la fin d’un espoir et le sentiment d’une injustice. Il y aurait déconvenue, désillusion et, plus sévère, dépit ; pas mal de mots en dé-, à côté de la frustration, avec un zeste d’humiliation. Un point commun à ces mots, que révèle leur origine. Frustrare, en latin, signifie « tromper » ; décevoir et déception aussi, qui viennent de decipere, de de-, « qui détruit, écarte », et capere, « prendre, attraper ». Le — cevoir de décevoir, le — ception de déception, ce sont les mêmes que dans re-cevoir et ré-ception, mais renversés.
94
Après la désignation de Londres, et non de Paris, comme siège des prochains jeux Olympiques.