Ces mots dévoilent un nouvel aspect de l’éthique médicale : soigner, guérir lorsqu’on le peut, certes, mais agir encore quand on ne le peut pas. Combattre la souffrance et accompagner la mort, qui fait partie de la vie. Impossible d’en juger dans l’abstrait. L’euthanasie est affaire concrète, personnelle, vécue : faire en sorte que la mort soit accordée dans la compassion.
(Nom de) Dieu
Dans l’histoire des sociétés, il semble que les noms donnés à l’Être absolu, ou suprême, aient autant préoccupé les humains que son existence même.
De même que le mot latin spiritus, devenu esprit, ou que le mot grec psukhê, « l’âme », cachent une réalité matérielle, le souffle, qui est signe de vie, deus, Dieu, theos cachent l’idée — matérielle et sensible — de lumière. Toutes les langues indo-européennes, du sanskrit aux idiomes actuels, témoignent du passage de l’idée de jour, de clarté, à celle de divinité. En français, l’adjectif diurne, la finale des jours de la semaine, le — di de lundi, mardi, manifestent leur rapport avec dieu et divin. Le nom grec Zeus dit à la fois « dieu » et « lumière », et le latin Jupiter, c’est ju-pater, « jour-père », le « père du jour ».
Les mythologues expliquent cette désignation par la divinisation de la lumière du jour, autrement appelée ciel. Les rapports entre l’être humain et ce qui le domine et l’éclaire ont donc fourni un nom à des croyances religieuses évoquant soit une pluralité d’êtres supérieurs — les dieux — soit un être unique : en grec, mono-théisme.
Aujourd’hui, lorsqu’on parle de religion, on pense d’abord aux trois grands monothéismes : juif, chrétien, musulman. C’est normal dans notre culture, mais insuffisant : la religiosité païenne ou asiatique est un fait, même sans dieu revendiqué. Au Moyen Âge, en Europe, le christianisme est devenu le cadre de pensée dominant. Au moment où le plus ancien français se dégage du latin parlé en Gaule, les fameux Serments de Strasbourg commencent par ces mots : « pro deo amor… ». Invoquer Dieu et son nom est devenu une habitude : on dit encore Dieu merci — qui ne veut pas dire « merci, mon Dieu », mais par la Dieu merci, « par la grâce de Dieu » — ; on dit parfois adieu lorsqu’on se sépare. De manière plus profane, le nom divin sert à jurer : on ne se gêne plus pour dire nom de Dieu et bon Dieu alors qu’on le déguisait, ce nom, au XVIIe siècle : palsambleu, « par le sang de Dieu », corbleu, morbleu et d’autres. Nommer Dieu, c’est manifester une croyance, même par colère.
Indépendamment des croyances, y compris celles des incroyants, le nom de Dieu a un poids culturel extrême et évident. Il sert à la fois à la prière et à la transgression, à l’amour et, malheureusement, à la haine. Ambiguïté très humaine. La grande question, c’est de passer du nom à l’être.
Légionellose
Dans le catalogue des catastrophes qui marquent l’histoire actuelle d’un monde dévoré par la technique, un certain nombre d’épidémies mortelles, annoncées et commentées à chaud, nous menacent. Des noms effrayants, parfois descriptifs derrière le masque des sigles (sida, sras) circulent avec les micro-organismes dangereux.
Le cas de la légionellose illustre l’étonnant arbitraire qui règne parfois dans les désignations et qui contribue à la crainte. Dans le nom de la bactérie legionella pneumophila, la légionelle pneumophile, seul le second mot révèle l’affection respiratoire. Quand on reconnaît légion ou légionnaire dans ce mot, on est en droit de s’interroger sur le nom car cette maladie ne se répand pas avec les armées romaines ou les promotions de la Légion d’honneur, et n’évoque pas le légionnaire d’Édith Piaf, qui se contentait de « sentir bon le sable chaud »[60]. Non, le vecteur de ce mal, ce sont des canalisations, qui peuvent être celles d’usines — encore les méfaits de la technique — ou, terrible ironie, celles d’un hôpital. Cela évoque immédiatement un mot mystérieux, nosocomial, qui signifie « maladie des soins médicaux ».
L’explication de légionelle, la bactérie, et de légionellose, la maladie, est complètement anecdotique. En 1976, un congrès d’anciens combattants étatsuniens, dont l’organisation se nomme American Legion et qui se tenait à Philadelphie, fut décimé par une maladie contagieuse inconnue, qu’on appela, faute de mieux, « maladie du légionnaire », sans même évoquer la pneumonie, qui lui ressemble.
Si ce mal était apparu dans un congrès de mécaniciens, on l’eût appelé mécanonellose, si elle nous avait frappés, ici à France Inter, c’était la radionellose, et ainsi de suite. Lorsque le pur hasard préside à la désignation des réalités nouvelles, il ne faut pas s’attendre à ce qu’on y comprenne grand-chose. Ce qui ne met pas en cause la vaste enquête épidémiologique et bactériologique menée à Philadelphie : on étudie et on identifie bien, mais on nomme n’importe comment. Encore le légionnaire est-il un être humain : avouez que souffrir et mourir de la grippe du poulet[61], c’est pire — dans les mots — que subir le sort du respectable ancien combattant d’une armée alliée. Avec les bactéries et les virus, bien ou mal nommés, c’est le monde humain qui est pris de panique. Et on dit que le diable s’appelle Légion.
Dopage
On ne parle de dopage qu’à partir de 1920 environ, mais le verbe doper est déjà centenaire. On l’a remarqué, l’utilisation de drogues stimulantes, qui est très ancienne, a reçu ce nom de dopage à l’époque où le sport moderne se répand, souvent en provenance d’Angleterre.
60
La chanson célèbre, « Mon légionnaire », de Raymond Asso et Marguerite Monnot, fut créée en 1936 par Marie Dubas et reprise par Edith Piaf, Serge Gainsbourg…