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Ce n’est donc pas un hasard si le verbe doper est emprunté à la langue anglaise. Dans cet idiome mondialisé, le mot dope n’était pas autochtone ; il venait du néerlandais doop, qui désignait innocemment une sauce dans laquelle on fait trempette, le mot étant apparenté à diep, qui signifie « profond », et correspond à l’anglais deep.

Ainsi, ce monde pervers a trouvé moyen de passer d’une douce habitude alimentaire, exprimée par le mot soupe, qui a désigné la tranche de pain qu’on trempe dans le bouillon — avant de prendre le sens actuel, habitude qui se manifeste par la mouillette, par la trempette, procédés nullement immoraux.

Quand vous trempez une tartine dans votre café au lait, vous n’êtes pas suspect de dopage. « Tremper » se dit en anglais to dip. Mais, en passant de dip à dope, les Britanniques ouvraient une voie dangereuse, ou peut-être se décidaient à nommer une manière de se droguer, afin de déclencher un effet physiologique artificiel. Après tout, que faisait le grand Balzac en buvant café sur café, de manière à stimuler sa créativité de romancier ? Les drogues, les psychotropes sont une obsession séculaire. C’est à propos de sport que les mots se sont multipliés : dopage, dopant, antidopage… Pour citer un auteur très subtil, Roland Barthes, « doper un coureur est aussi criminel, aussi sacrilège que de vouloir imiter Dieu : c’est voler à Dieu le privilège de l’étincelle ». Autrement dit, c’est le mythe de Prométhée renouvelé.

C’est surtout l’une des formes les plus dangereuses de la dérive constatée de l’idéal sportif. L’énergie, le dépassement de soi, l’entraînement, la loyauté envers les adversaires et avec soi-même exprimaient la nature même du sport. Et voilà que ces valeurs sont trahies par un artifice qui détruit la santé des sportifs, pour obtenir de l’extraordinaire, du spectaculaire et finalement pour doper les profits. De là à considérer les athlètes ou les coureurs comme des tricheurs, il y a une marge. Je parlerais plutôt de victimes et de « trichés », au participe passé. Conformément à son origine, le dopage révèle des profondeurs bien troubles. En franglais, y a du deep dans la dope.

23 janvier 2004

Région

A priori, des élections présidentielles, comme celles qui se préparent, sous forme de « primaires », aux États-Unis, sont plus importantes que des élections régionales.

Un « pré-sident », qu’il se nomme Chirac, Bush ou Hu Jintao, n’est jamais qu’un monsieur — car les présidentes sont rares — qui a le droit de s’asseoir (sedere) avant les autres. En revanche, la « région », fidèle continuatrice du latin regio, vient du verbe regere, qui a donné régir et qui exprime le pouvoir suprême, puisqu’il correspond à rex, le « roi ».

En latin, la regio est à la fois une direction et un territoire. Conduire les régions, tel est l’enjeu de ces élections, dont on dit pourtant qu’il est national. Bien sûr, région sert à désigner un territoire plus limité que nation qui, par son origine, indique la nature d’une population, car il s’apparente à naître. Depuis des siècles, le mot région insiste sur l’unité d’un territoire assez important à l’intérieur d’un pays. On parle dès lors de « région naturelle, administrative, économique ». C’est bien dans les régions que la richesse nationale se produit et s’équilibre, parfois assez mal, dans l’inégalité. Sans avoir l’autonomie d’un Land allemand, d’un État fédéré, d’une « province » canadienne, la région française partage avec ces entités la nature essentielle d’un contrôle et d’un équilibre sur une réalité plus concrète que celle d’État. Ce qui veut dire que de nombreux problèmes peuvent être mieux abordés dans le cadre de la région que dans l’abstraction législative.

Ces évidences sont inscrites dans l’Histoire. Lorsqu’une région particulière, la Provincia romaine, future Provence, n’est envisagée que comme le complément d’une capitale, on entre dans la fiction désastreuse de l’opposition hiérarchique Paris — province. Oublions donc la province au profit des régions, sans oublier que l’Île-de-France, avec Paris, n’est qu’une région parmi les autres. Ce qui n’empêche pas de déplorer les noms disgracieux et mal abrégés, du style Paca, qui sont loin de valoir les noms traditionnels des provinces et des « pays » de France, et de désapprouver des emplois du genre de « en région », qui tendent à rétablir l’inégalité entre la capitale et le reste de la France. Élections régionales ou pas, on aimerait que l’épaisseur humaine et historique des régions soit prise en compte politiquement, histoire de limiter le pouvoir trop écrasant de l’État installé dans la « capitale » et qu’on puisse vivre sa différence.

27 janvier 2004

Précarité

« La démocratie est précaire » : c’est ce que vient de dire l’abbé Pierre. Comme les réalités, les mots s’opposent : d’un côté, les plaies du monde moderne, pires que celles d’Égypte dans la Bible : pauvreté, misère, insécurité, et donc, précarité ; de l’autre, des principes qui sont censés les combattre : solidarité et « économie solidaire », fraternité, générosité. Les premiers révèlent un monde d’injustice et de cruauté ; les seconds de nobles aspirations, dévorées par l’indifférence ou l’aveuglement. L’abbé Pierre, qui parle de torpeur, ne cesse de crier : réveillez-vous !

Non-assistance à humanité en danger, à démocratie en danger, voilà notre délit collectif. Un mot décrivant ces maux de l’humanité frappe par son histoire : c’est précarité. L’adjectif précaire apportait naguère l’idée d’une situation fugitive, sans garantie. En droit, pendant deux cents ans, la détention précaire est l’autorisation de disposer d’un bien, qui peut être enlevée à tout moment. Aujourd’hui, on parle de précarité de l’emploi, toujours menacé, et précarité égale risque. Pis encore, la précarité est devenue la situation de ceux qui n’ont rien et qui ne savent pas s’ils pourront manger demain. Précarité tend donc à remplacer des mots plus francs, comme pauvreté, misère ou exclusion, car il ne dit, en fait, que « situation provisoire ». Or, provisoire est apparenté à prévision : il désigne ce qui est destiné à être remplacé. Dire, comme le Premier ministre de la République[62], qu’un jugement rendu par un tribunal compétent est « provisoire », c’est confondre la procédure d’appel avec le retrait prévu d’un gouvernement provisoire. C’est faire bon marché de l’autorité de la chose jugée. Précaire est bien différent, car cet adjectif qualifie, non des institutions et des principes, mais des situations, qui peuvent être particulières, comme celles d’hommes politiques en difficulté, ou bien très générales. Malraux rappelait, dans L’Homme précaire, que la condition humaine tout entière est faite de cette fragilité.

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62

C’était, faut-il le rappeler ? — il le faut —, Jean-Pierre Raffarin.