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Ce mot, devenu dénonciateur de situations tragiques, était pourtant positif, à l’origine. Le latin precarius, employé en droit, vient de precari, « demander à un pouvoir supérieur », autrement dit prier. Or, ce qui doit être demandé peut être refusé : la précarité est non seulement un risque de manquer, mais un refus d’accorder leurs droits à l’homme, à la femme, à l’enfant ; une menace muette. Or, qui menace les précaires, les exclus, les sans-logis les plus pauvres ? Pas seulement les règles de la lutte pour la vie, devenue lutte pour l’argent, et dont ils sont les victimes, mais l’indifférence, la torpeur de la majorité — car il y a de fortes exceptions, la preuve. Mais la majorité, ce ne sont pas les autres, c’est vous, c’est moi. Pince-moi, je rêve !

2 février 2004

Voile

On a trop parlé de voile, d’après un sondage cité ce matin. Je n’en suis pas sûr. Il arrive que les mots cachent les choses, au lieu de les révéler. A contrario, le voile, qui est fait pour cacher, révèle. Des voiles, il y en a tant et sous tant de formes qu’on s’y perd : en quelques années, selon l’actualité, on a parlé en français de tchador et de tchadri, mots persans, de hijab, mot arabe, de burqa, et j’en passe. J’oubliais un mot bien français, foulard.

Le bon vieux velum latin, qui a produit le mot français voile, n’en reviendrait pas. Car velum, c’était surtout une tenture, un tissu servant de rideau. Le voile, comme la voile des vieux gréements et de la plaisance, descendent, par le latin, d’une racine indo-européenne très ancienne, weg, « tisser ». Mais voyez le pouvoir des religions : dès qu’on parle de voile, en français, c’était au XIIe siècle, on désigne celui des religieuses. Cacher les cheveux, cacher en partie le visage, cacher non seulement la peau, mais les formes du corps, c’est l’une des fonctions du voile. Comme l’idéologie des civilisations traditionnelles, reflétant les intérêts masculins, est toujours active, le voile de tête et de corps a toujours concerné les femmes. Si le voile est visible, il est fait pour rendre invisible une partie de l’humanité, avec tous les effets que cette inégalité produit.

Cacher, couvrir, dissimuler, masquer le réel, c’est très poétique au figuré, ça l’est moins quand on efface la chevelure, l’expression du visage qu’arbore sans complexe la gent masculine. Il y a bien des voiles pour hommes, mais justement le litham des Touaregs ne pose pas de problème à la laïcité.

Ce principe républicain ne cherche pas à voiler ni à chasser les convictions religieuses, mais à établir une neutralité et un respect réciproques. La querelle du visible, de l’ostensible et de l’ostentatoire n’est pas une querelle religieuse. Faire voir, montrer ou étaler les signes d’une appartenance communautaire, voire politique, c’est vraiment autre chose que de forcer les femmes à se cacher. Cela dit, si elles tiennent à rester voilées, comme d’autres acceptent des mutilations rituelles, le seul remède est la pédagogie et, justement, l’école. Faire passer le voile féminin pour l’affirmation de la fierté d’être musulmane, et non pour un signe antirépublicain et antiféministe, c’est malin, mais c’est une manœuvre politique, dans le style culpabilisant et doucereux du professeur Tarik Ramadan. Le voile cache, c’est son métier, et pas que des cheveux ; il cache les droits de la femme, qui font partie des droits de l’homme et qui les garantissent[63].

5 février 2004

Riche

Les pays les plus riches du monde sont réunis, apparemment sans complexes, pour montrer au monde que ce sont bien eux qui décident de tout, sur cette pauvre planète. Richesse et pauvreté, c’est une triste histoire, celle de l’inégalité parmi les hommes. C’est aussi, en français comme en d’autres langues, une drôle d’histoire de mots. Figurez-vous que dans l’ancienne langue, on disait richeté et pauvresse. Pourquoi cet échange de suffixes ? Parce que ces idées contraires s’entrechoquent sans cesse, mais qu’il fallait que les mots continuent de différer.

Autre différence : pauvre est latin, riche est germanique, avec un arrière-plan gaulois. Le premier transmet l’idée de petitesse, d’insuffisance ; le second, ce n’est pas l’argent, c’est d’abord l’idée de pouvoir, de puissance. Le rix de Vercingétorix, d’Astérix (il faudrait dire Obel-rix) correspond au rex latin, le « roi » ; d’ailleurs, on parle toujours des « rois de la finance » ou « du pétrole ». Au Moyen Âge comme aujourd’hui, les puissants, les détenteurs du pouvoir ont tendance à posséder beaucoup plus que le peuple d’en bas. Autre indice, un certain Crésus, enrichi par l’or que charriait la rivière Pactole, était avant tout un roi.

Les sept Crésus sont réunis dans une localité de Floride au nom étrange, Boca Ratón, « la bouche de souris » en espagnol. Les sept rois lions dans la bouche du rat : l’image est surréaliste ; la réalité aussi. Les riches ne sont pas égaux dans la richesse, et j’en vois un qui trouve normal qu’on s’aligne sur lui ; les autres richards moins hyperpuissants se disputent autour du cours des monnaies et des taux de croissance, rarement autour du sort des pays pauvres, sous-développés, immergés et qu’on appelle pour cela émergents. Sujets de pauvres, sans doute.

Les représentants de la richesse, dans cette affaire, sont les ministres des Finances et les banquiers « centraux » : les argentiers, dit-on. On peut les plaindre, ces ministres des richesses, car ils doivent gérer une prospérité à crédit, des gouffres de déficit. Quant au partage de ces richesses, mieux vaut ne pas en parler : dans les pays les plus riches, beaucoup sont réduits, en fait de richesses, aux riches idées, faute de pétrole. Face aux sept anciens et nouveaux riches : Europe occidentale, Amérique du Nord, Japon, il y a les gros pauvres qui s’enrichissent, du genre Chine ou Inde, et les petits riches, style pays du Golfe, qui leur compliquent la vie.

Mais tiens, au fait, la France en est, de ce club prestige. Pour autant, une bonne partie des Français restent devant la porte : les profileurs ne les laissent pas entrer. Quand les tribus des Francs, dominateurs, envahissant la Gaule romanisée, disaient riki, qui signifiait « puissant », ils ne se doutaient pas que riche, rich en anglais, ricco en italien, allaient dominer ce pauvre monde.

6 février 2004
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Voir aussi Voilages, le 9 février.