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« Halte au racisme antivoile de la racaille Chirac ! À bas la République impie ! » Telles sont les fortes paroles, tracées, m’a-t-il semblé, d’une main virile, et que j’ai pu lire ce matin sur quelque mobilier urbain. J’en ai apprécié la condensation et la franchise, mais déploré la confusion.

Nous en a-t-on parlé, de ce voile[64] ! On s’émerveille de ce flot de paroles, dont le principal effet fut de dresser une partie de la France contre l’autre. Que cache la guerre du voile, outre l’extrême perversité des mots ?

La descendance du velum latin, rideau, tenture ou vêtement, mot qui semble remonter à une racine indo-européenne signifiant « tisser », a conservé comme seule valeur centrale l’idée d’un objet souple servant à cacher. Un autre velum, employé surtout au pluriel (vela, velarum), a donné cette toile qui permet aux vaisseaux, et aujourd’hui à des planches nautiques, d’avancer sur l’eau. « Maman, les p’tits bateaux, pour avancer, ont-ils des jambes ? » Non, mon cher petit — eût dit Proust —, mais des voiles.

Grave ambiguïté, car les femmes, ce n’est certes pas pour avancer, selon nous, racailles laïques et impies, qu’elles ont des voiles. La langue française, sagement, distingue le voile de la voile ; mais ironiquement, confond les pluriels.

En s’en tenant au voile, on constate qu’au moins en français et depuis que le mot existe, il est affecté au « sexe », comme on disait à l’époque classique (en tout bien tout honneur), qu’on ne pouvait, dans un monde monothéiste pieux, rendre pur qu’en le voilant. Ainsi, le voile des religieuses catholiques envahit la scène du langage français dès le Moyen Âge et on peut rappeler que les saintes les plus vénérées, à commencer par la Vierge mère — immortel oxymoron — sont représentées voilées.

De quoi permettre aux farouches partisans du voile de dire aux chrétiens : c’est vous qui avez commencé. Aux athées et aux impies, ils ne parlent pas. Donc, quand les religieux prennent « l’habit », les nonnes prennent « le voile », ce qui ne les dispense pas d’un habit fort enveloppant, façon tchador. Mais que les mots sont traîtres ! En matière de vêture, le voile peut ne cacher que le cheveu : le bandana est au voile ce que le string est à la culotte — cette dernière seule ayant un nom franc et obscène. Le voile, cependant, sait aussi cacher et révéler le corps — une certaine Salomé en fait la preuve. En outre, il y a voile et voile, les uns choisis, décoratifs, aguichants (ah ! les voilettes et mantilles d’antan), les autres imposés, symboliques… et d’un lourd ! C’est cela : le voile est relou. Le dilemme cher aux intégristes : femme voilée, sinon femme violée, permet la séparation, l’enfermement, l’apartheid.

Certes, des musulmanes, parfois fort gracieuses, se voilent, pensent-elles, sans qu’on les y contraigne. Et on peut avoir du mal à comprendre qu’une habitude culturelle devienne un délit quand on franchit la porte d’un collège. Vous avez dit ostensible ? Comme c’est visible…

Words, words, words… Pendant ce temps, retour au fanatisme, recul des libertés, contradictions perverses (Molière : « et s’il me plaît, à moi, d’être battue… »), échec de la neutralité religieuse, appelée laïcité. L’« antivoile » est tout sauf un racisme, et des penseurs musulmans, tel le poète Adonis, ont déploré ce signe d’archaïsme culturel sans aucun rapport avec la foi et la piété.

Décidément, le voile dévoile plus qu’il ne cache : les incompréhensions, l’écrasement des femmes, des hypocrisies partagées. Voilons-nous la face.

9 février 2004

Crédit

La fascination de l’argent, le besoin d’argent, depuis que l’échange ne suffit plus, sont universels. C’est sans doute pourquoi le dérivé du verbe latin credere, qui a donné croire, je veux parler de creditum, « ce qui est fondé sur la croyance », a exprimé un emprunt d’argent et la dette qui y correspond. Dans les Temps modernes, c’est le pays où sont nées les banques, l’Italie du XIVe siècle, qui emploie credito, passé en français un siècle après. Le crédit, en somme, c’est la confiance sur laquelle repose, dans un sens, le prêt d’argent (on accorde un crédit) et dans l’autre l’emprunt (on vit à crédit). L’origine du mot, la croyance ou confiance, se rappelle à notre bon souvenir dans avoir du crédit auprès de quelqu’un ou bien dans discréditer. Le crédit est donc fondé sur la confiance, la « fiance », comme on disait en ancien français, ce qui a produit le mot fiancé. À qui se fier ?

Cependant, on constate que les établissements financiers, certaines banques, qui accordent des crédits et l’affichent sur leurs raisons sociales — l’une d’elles est lyonnaise —, n’ont rien à voir avec une agence matrimoniale.

C’est qu’en matière d’argent, le crédit, cette confiance qu’on dit accorder à ceux qui empruntent, se double d’une autre notion, l’intérêt. À moins d’être un appât publicitaire, le « crédit gratuit » n’existe guère, et les instruments de crédit sont fondés au moins autant sur l’appât du gain de la part de celui qui prête que sur une noble confiance.

On remarquera que dans la langue, ceux qui méritent crédit, à qui on fait confiance, ne sont pas les prêteurs, mais les emprunteurs.

Le passage de la confiance à l’intérêt caractérise le crédit. Une autre conception du crédit, qui lui redonne son contenu de confiance, était nécessaire. Quand crédit ou micro-crédit correspond à la possibilité de produire, de consommer, de développer et de se développer — d’abord de survivre —, on n’est plus dans la logique financière traditionnelle, qu’on peut caricaturer ainsi : « Tu as des sous, je t’en prête, et j’attends les intérêts ; tu n’en as pas, ceinture. » La confiance ne suffisant pas, on prend des garanties. Qui vit le plus à crédit, dans le monde globalisé ? Les États-Unis, qui sont les plus riches et les plus puissants. Qui a le plus besoin de crédit, pour se développer ? Les plus pauvres. Quelque chose ne va pas. Il est urgent de faire mentir le cynique proverbe qui dit : « On ne prête qu’aux riches. »

13 février 2004

Industrie

Dés-indus-tria-lis-ation : on voit que le mot industrie ne recule devant aucun développement, ce qui montre sa bonne santé. Pourtant, ce qu’il désigne, les activités industrielles elles-mêmes, est menacé, et pas seulement en France.

Mais il y a industrie et industrie. La « révolution industrielle » partit de l’Angleterre vers la fin du XVIIIe siècle, avec les fabriques, les manufactures, puis les usines, et ce qui va avec, le prolétariat. Révolution économique et sociale, « montée en puissance » du capitalisme, et apparition du socialisme. Le mot industriel apparaît chez le socialiste Claude Henri de Saint-Simon. Et tout ça, à cause de quoi ? De l’industrie humaine, au sens premier du mot, parti du latin industrius, qui signifiait « actif et habile ». Industrius se dévisse en indu-, forme ancienne de in-, « dedans », et struere, le stru-de structure. Cela dit : « préparer ce qu’il faut pour agir, organiser habilement ». Au Moyen Âge et jusqu’à cette « révolution » industrielle, l’industrie, en français, est du travail efficace et de l’habileté. Un peu trop, parfois : le chevalier d’industrie n’est pas un industriel, mais un malin, jusqu’à l’escroquerie. Activité et ingéniosité, ce sont les qualités des gens industrieux, qui ne sont pas tous des industriels.

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Notamment moi, dans ces « Chroniques » (le 5 février de cette année).