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L’industrialisation, assez sauvage au XIXe et au début du XXe siècle, a tout de même amélioré la vie des pays où elle s’est déployée, mais aujourd’hui, les industries et les industriels n’ayant pas oublié l’astuce et l’ingéniosité originelles, ne s’embarrassent pas de « scrupules » — ces petits cailloux pointus qui gênent un peu la conscience. Ils délocalisent à tour de bras, ce qui fait qu’on désindustrialise les vieux pays. Industrialiser, le verbe, fut employé par Balzac en 1830, et désindustrialiser, presque un siècle plus tard. Ce qui marque un passage de l’optimisme au pessimisme, bien au-delà des réalités économiques. Depuis, le mouvement négatif s’est accéléré.

Il est vrai que le mot a trahi ses origines : la véritable industrie, habile, inventive, ce serait plutôt l’artisanat, mais, malgré la cruelle réalité, on ne dit pas désartisanaliser — un peu nasal… ou même anal ! L’industrie moderne joue plutôt dans le quantitatif. À preuve, on parle de quantités industrielles, et on n’aurait pas idée de dire : ah, la qualité industrielle !

19 février 2004

Prolifération

Les mots ont chacun leur personnalité, mais ils ne vivent pas dans une tour d’ivoire : ils se fréquentent et certains ont des liaisons dangereuses. Proliférer et prolifération transmettent l’idée de multiplication, d’augmentation en nombre, et cette idée peut s’appliquer à bien des choses. Ce matin, on peut penser à la prolifération des candidats aux élections régionales, parfois enrayée par une règle administrative, tous les jours, à la prolifération des problèmes économiques et sociaux… Un point commun entre les proliférations : elles concernent des choses plutôt déplaisantes. On ne dira pas, malgré la crise, que la production laitière a proliféré. D’ailleurs, employer le mot prolifération à propos de la multiplication des armes atomiques, et de l’énergie de son noyau — d’où l’adjectif nucléaire —, c’était déjà dire que c’était un mal et un danger. Bien entendu, lorsque, après les États-Unis et la ci-devant URSS, de grands pays européens, la Grande-Bretagne, la France, se sont dotés de l’arme terrifiante, on ne parlait pas encore de prolifération : c’étaient des pays honorables, membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais quand des pays moins établis, voire des États « voyous », veulent accéder à l’arme de destruction massive, là, ça prolifère comme les germes, comme les rats. Il y a un marché nucléaire, et ce marché est noir.

Proliférer, comme prolifère, qui ne s’emploie plus, ou prolifique, c’est tout simplement de la multiplication naturelle. Au XVIIIe siècle, la pilule prolifique était censée favoriser la procréation. Proles, en latin, c’est la famille, ce sont les enfants. Comment s’appelle la classe sociale sans pouvoir, dont le rôle est de faire des enfants et de travailler sans discuter ? Les prolétaires.

Les prolétaires prolifèrent : du moins, c’était leur rôle dans l’Antiquité. Dans les temps modernes, ce sont les insectes, les microbes, dont on dit qu’ils prolifèrent. On n’oserait plus — espérons-le — dénoncer sous l’étiquette prolifération les démographies galopantes. De la botanique, où les proliférations — on commence à en parler au milieu du XIXe siècle — sont innocentes, aux cultures microbiennes, qui, on le sait aujourd’hui, peuvent être des armes atroces, et enfin à l’énergie mortelle des noyaux d’atome, la prolifération inquiète. Cette inquiétude légitime habite les grands pays qui possèdent déjà l’arme fatale. N’en tirons aucune conclusion, sinon morale.

En fait, cette prolifération-là, ce marché très noir, c’est la rencontre de la technique, fille de la science, avec le terrorisme, fils de l’inégalité, de la misère et de la vacherie humaine.

23 février 2004

Russe

Les noms propres font partie de toutes les langues. Les noms de lieux, en particulier, révèlent quantité d’informations historiques. Chaque langue les traite à sa manière : on dit Munich en français, München en allemand, Monaco en italien (ce qui peut troubler les Français). Le nom de Moscou, adaptation française de Moskva, avait fourni au XVIIe siècle Moscovite, qu’on appliquait non seulement aux habitants de la ville et de la région de Moscou — la Moscovie — mais aux Russes et aux Ukrainiens. Moscovitae existe en latin, au Moyen Âge.

Ce n’est pas parce que le mot russe, en français, n’apparaît que vers la fin du XVIIe siècle, d’abord pour désigner la langue, que ce vocable n’est pas ancien. En effet, le nom de la Russie, Rossja, vient du vieux slave Rus ; on peut lire ce mot au IXe siècle en grec byzantin.

Comme il arrive souvent, son origine se perd dans le passé historique. Une hypothèse fait allusion à l’histoire du grand pays slave de l’Est européen.

Ce sont des Scandinaves, les Varègues, venus du nord de la Suède, qui allèrent chercher fortune à l’est de la Baltique, progressant du nord au sud, par le Dniepr. Ils auraient baptisé leurs expéditions, à la fois commerciales et politiques, d’après le mot scandinave signifiant « ramer, naviguer à la rame », tels leurs cousins les Vikings. Les Varègues, en bonne intelligence avec les Slaves, organisent, par exemple, la région de Novgorod, tout en taxant sérieusement les habitants : la sécurité coûte cher. Ces princes scandinaves se nommèrent Rouss. En Finlande, on appelle encore les Suédois les Ruostis — ni roussis ni rôtis.

Puis le mot se démocratisa, et le nom de ces princes d’origine suédoise devint celui de leurs sujets slaves. Cela se passait après le Xe siècle, époque où apparaît l’expression Russkaia zemlja, puis Rossja.

Quand la république de Russie fut englobée dans l’URSS, ce nom effaça toute géographie au profit de l’organisation politique : union, république, socialisme et soviet, c’est-à-dire « assemblée, conseil ». Du coup, en de nombreuses langues, on confondit russe et soviétique, comme on confond anglais et britannique, hollandais et néerlandais. Après la disparition de l’URSS, les mots Russie et russe ont repris leur importance.

Malgré d’étroites parentés, russe se distingue politiquement d’ukrainien et de biélorusse. De cette Russie blanche ou Biélorussie qu’on veut nous faire avaler en « Belarus ». Mais, pour brouiller cartes et pistes, il inclut sibérien : on est russe à Vladivostok, en extrême Asie. Enfin, les relations entre la Russie et la France ont suscité en français des expressions inattendues, comme ces « montagnes russes » qui ne font pas allusion aux fluctuations de la politique, avec ces brouilles et ces alliances qui ont valu à Paris le pont Alexandre-III, et à ses amateurs la crème franco-russe.