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L’adversaire, d’ailleurs, ou plutôt le mot latin adversarius, désignait l’ennemi de Dieu et de l’homme, le démon soi-même, chef incontesté de l’axe du Mal. En se relativisant et en s’humanisant, le mot adversaire est devenu synonyme d’opposant, qui peut être soit pire, soit meilleur que son adversaire, car pour l’être, adversaire, il en faut un autre, à moins d’être adversaire de soi-même, ce qui arrive. Adversaire signifie « tourné — versus — contre l’autre » mais aussi « vers » lui. Quand les événements se tournent contre nous, c’est l’ad-versité, les circonstances ad-verses. Quand deux animaux se tournent l’un vers l’autre pour combattre, front contre front, on dit qu’ils s’affrontent, ce qui remédie à l’absence de verbe du côté d’adverse et d’adversaire, car on ne s’adverse point, en bon français. L’esprit de lutte et d’opposition est si répandu que le nom adversaire bénéficie d’un bon paquet de presque synonymes : concurrent, moins agressif, antagoniste, rival, et même ennemi, bien qu’on puisse être l’adversaire de quelqu’un sans en être l’ennemi. C’est même la nature de l’adversaire en sport, et ce devrait l’être en politique. Mais, précisément, le président actuel des États-Unis, malgré un coup de téléphone courtois à John Kerry, semble préférer la notion d’« ennemi » à celle d’« adversaire », et la guerre à la rivalité. Pour lui, il ne semble pas possible de se tourner « vers » ceux qui ne sont pas d’accord — ce que dit adversus.

Si l’opposition entre G.W.B. (djidœbelyoubi) et J.F.K. (djèefkay) fait remonter le mot adversaire, et non lutte, combat et guerre, c’est bon signe pour la démocratie aux États-Unis, dont l’Europe vieillie est parfois l’adversaire, mais non pas l’ennemie. « Dans une discussion, je suis toujours du côté de l’adversaire », disait André Gide. Cet écrivain mémorable n’aurait pas fait un bon politicien.

3 mars 2004

Chantage[65]

Dans les mots règnent autant d’incertitudes et de secrets que dans les activités de la criminalité organisée, autant de mensonges et de dissimulation. Comment menace, mot assez clair, est-il devenu la méthode d’un chantage, où l’on ne sait pas qui « chante » ni de quelle chanson il s’agit ? Si on ajoute que le seul objectif des menaçants est d’obtenir une rançon, mot qui vient du latin redemptio, mais au sens concret de « rendre de l’argent » et non pas de « racheter les péchés », on est tout autant dans la purée que les enquêteurs sur cette affaire.

« Chantage », donc, activité pratiquée par des maîtres chanteurs, expression aussi absurde que maître-chien, puisque celui qui est ou qui se veut le maître ne chante pas, mais fait chanter, de même que maître-chien ne désigne pas un chien magistral, mais un vigile ou un policier qui utilise et maîtrise un gros toutou. Donc, le « maître chanteur », originellement merveilleux poète-chanteur, Meistersinger en allemand, désigne depuis deux cents ans un salopard qui fait chanter ses victimes.

Faire chanter se dit depuis le XVIIe siècle pour « faire parler, tirer des aveux de quelqu’un ». C’est un emploi ironique de chanter pour « parler », comme dans « qu’est-ce que tu me chantes là ? ». Les manieurs de menace ne chantent qu’une seule chanson : « du fric, ou je te tue ». Mais ce n’est pas pour ça qu’on parle de chantage : cette activité trop répandue consiste à extorquer un avantage, de l’argent, en menaçant, en terrorisant. On peut imaginer, sur le sens ancien de « faire avouer », que des malfaiteurs aient torturé leurs victimes pour qu’ils révèlent, qu’ils « chantent » où ils avaient caché leur magot. En 1800, ils leur brûlaient les pieds — on appelait les coupables des « chauffeurs » — ; aujourd’hui, ils « saucissonnent ».

L’État français, la police n’ont pas l’air de connaître la chanson. Bien entendu, les responsables désignent soit l’information et les médias, qui ont parlé, pardon, chanté, trop tôt. Les maîtres chanteurs ont pris le nom terrifiant d’AZF, l’usine-bombe qui a déjà tué et désespéré, à Toulouse. Rien d’étonnant, puisque l’attentat aveugle dont ils menacent la France est un crime contre la vie humaine, en général.

La chanson de la peur, que ce soit pour obtenir de l’argent, pour impressionner l’opinion, pour faire une gigantesque farce, se fait malheureusement bien entendre. La preuve, nous en parlons, nous reprenons la chanson pendant que l’examen minutieux de dizaines de milliers de kilomètres de voies ferrées constitue une première rançon bien coûteuse. Premier chantage réussi.

4 mars 2004

Confiance[66]

« Nous sommes de bonne foi », a déclaré le Premier ministre, avant de dire aux chercheurs : « Ayez confiance ! » Tous les mots qui proviennent du latin fides, d’où vient foi, retiennent l’idée de certitude et de ce qui permet de créer la confiance, la loyauté, la sincérité, la bonne foi. Ces mots remontent à la lointaine Antiquité indo-européenne ; ils impliquent la croyance. D’abord religieux, les mots foi et croyance et, du côté des verbes, se fier et croire, sont devenus très généraux, concernant tous les aspects de la vie humaine.

Alors que croire est toujours positif, et souvent excessif, marquant la naïveté, la famille de fier traduit l’incertitude sur l’avenir : à confiance répondent défiance et méfiance, à se fier, se mé-fier. Seules les fiançailles n’ont pas de négatif. Fiançailles vient de l’ancien mot fiance, abandonné pour confiance. Avouons qu’on ne pouvait guère parler de confiançailles.

Les fiançailles entre les citoyens et leurs élus sont toujours provisoires : les mariages sont rares, les pacs hasardeux et les divorces, de manière illogique, les précèdent. C’est que, pour « y croire » — au père Noël, par exemple —, il faut croire à l’amélioration possible de la situation sociale, aujourd’hui fort médiocre, et aussi à la sincérité et à la compétence des politiques. Or, comme pour confiance et méfiance, la foi absolue, celle qu’on attribuait arbitrairement au charbonnier, en matière de religion, a fait place à des attitudes humaines, par nature opposées : la bonne foi, souvent invoquée, la mauvaise, qui se trahit par les actes.

L’un des problèmes de la démocratie, c’est la crise de confiance. Si le parti incohérent, mais massif, des abstentionnistes l’emporte, c’est la méfiance qui gagne.

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65

À propos d’une menace d’attentat ferroviaire lancée par un mystérieux groupe AZF, dont les médias, qui aiment les sentiments piquants, et notamment la peur collective, s’étaient fait l’écho.

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66

À l’occasion du bras de fer entre les chercheurs scientifiques et le gouvernement.