Perturbation
Les intermittents du spectacle font parler d’eux par intermittence. Normal. Intervalle, discontinuité, arrêt et reprise, dans le travail et dans la vie, c’est éprouvant, et même perturbant. Les perturbés pouvant se faire perturbateurs, la perturbation peut se retourner et affecter le spectacle même, et ce qui s’y rapporte. Ainsi, une cérémonie consacrée au théâtre, sous le patronage de Molière — lui-même grand perturbateur par sa critique sociale —, est bousculée, ou bien un festival ; on s’inquiète pour le « printemps de Bourges ».
Perturber vient d’un verbe latin qui renforce turbare. Si on ne dit pas en français turber, mais troubler, c’est qu’il y a entre les deux un dérivé populaire, turbulare, d’où ce l inattendu. Troubler et trouble ont quantité d’emplois, car aucune activité ne se déroule comme un long fleuve tranquille. Mais le désordre n’est jamais qu’un ordre qu’on ne comprend pas. Perturber, théoriquement plus fort, s’est spécialisé : la perturbation concerne d’abord la psychologie, et signifie « angoisse, vive inquiétude », puis au XVIIe siècle, gagne le domaine des troubles sociaux. Mais perturbation n’est pas révolution. On ne parle plus, comme on le faisait au XVe siècle, d’une paix imperturbable.
Selon le domaine perturbé, l’idée de perturbation diffère : en météorologie, elles sont absolument normales et on ne les appelle ainsi que parce qu’elles sont plus difficiles à prévoir que les régularités. Mais quand des perturbations se produisent dans une réunion, un spectacle, ce ne sont pas des accidents imprévisibles — dans ce cas, on parle plutôt d’incident —, mais des réactions humaines : le mot en cache d’autres, qui ressemblent à protestation, contestation, manifestation. Dans le cas des intermittents, c’est une situation mal supportée, parfois insupportable, qui déclenche la perturbation. Rien ni personne n’est imperturbable dans la vie sociale. Les acteurs politiques, qui ont à désamorcer les perturbations, doivent envier les météorologues qui se bornent à les observer, et parfois à les prévoir.
Provocation
La polémique déclenchée par M. Sarkozy sur une question brûlante, celle de la répression de l’antisémitisme, relève de la polémique, certains disent de la provocation.
Ces deux mots sont trompeurs : polémique, qui vient du grec polemos, « la guerre », a perdu de sa violence ; il ne s’emploie plus qu’au figuré à propos d’une opposition exprimée par le langage. L’adjectif polemikos évoquait clairement le tumulte guerrier ; il en reste en français l’idée d’agressivité, caractère qu’on ne refusera pas forcément au ministre de l’Économie, mais associé à un certain pouvoir de séduction.
Quant à le juger provocateur, ce serait en français actuel une position « polémique », justement, mais pas si on se réfère à l’origine du mot, où il devient adjectif. Provoquer, provocation viennent en droite ligne du latin, où pro signifie « devant, avant » et vocare, vocatio, « appeler », le résultat étant de « déclencher une réaction », d’« exciter » et de « défier ».
Quand on provoque, ce n’est pas pour calmer ou apaiser : on provoque la bagarre, un chien (kss, kss…), plus rarement la paix et la concorde. Il arrive aussi que le discours politique provoque le sommeil. Pourtant, une beauté provocante ne provoque pas la guerre mais le désir. Un ministre accusateur du parti adverse n’est pas ou pas forcément provocant, il reste provocateur : subtilité de la formation des mots. La provocation est un défi, et le défi, à l’origine, est un reniement : défier, on l’a un peu oublié, est, comme se méfier, le contraire de la bonne foi, de la confiance.
La provoc’ est une technique : une bonne provocation déclenche une réaction polémique : Nicolas aura dix sur dix. Mais elle doit faire en sorte que cette réaction discrédite l’adversaire et rehausse sa propre image : cela s’appelle aussi la communication. Sur ce plan, la bonne note est moins évidente, car la provocation politicienne a du mal à passer pour sincère et désintéressée. Provoquer pour communiquer : la provocom ?
Recalculé
Décidément, la langue française et sa proverbiale logique ont quelques problèmes. On parle ces jours-ci des chômeurs qui, par une décision du pouvoir, étaient privés d’une partie de leurs droits et qui, par une nouvelle décision après un jugement qui leur était favorable, viennent de les retrouver.
On les appelle des chômeurs recalculés, et, pour abréger, des recalculés. Le mot gêne, Jean-Louis Borloo le disait hier soir, mais il est commode ; de toute façon, un mot passé dans les médias s’impose à la société, pour peu qu’il parle d’une chose importante, ce qui est le cas.
Qu’est-ce que j’ai contre recalculé ? Calculer est un verbe ancien qui ne vient pas de calcul, mais directement du latin ; le préfixe re-, exprimant la répétition, il est fréquent et normal. On peut certes recalculer une somme d’argent, un salaire. Mais peut-on recalculer un être humain ?
C’est là que le bât blesse. Le calcul, mot qui vient du latin calculus, « petit caillou », puis « jeton », fut d’abord un simple compte. Aujourd’hui, c’est un ensemble d’opérations : en calculant, on peut multiplier, diviser, extraire la racine carrée, et faire bien des choses plus compliquées. Mais calculer ou recalculer porte toujours sur des nombres. On peut calculer, compter, recompter, recalculer des effectifs, des populations, des quantités. On peut recalculer des indemnités en les augmentant, par exemple. Mais, comme c’est bizarre, ce « recalcul » était en l’espèce une diminution. Il s’agissait de soustraire et de resoustraire, de diviser et de rediviser, pour faire des économies. Recalculer fait donc partie de la redoutable famille des euphémismes. En quoi il ressemble à plan social.
Ce qui était recalculé, ce fut non seulement des sommes d’argent, mais des droits contractuels. Pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, on prétend recalculer les chômeurs eux-mêmes. Ce changement de nature du complément normal d’un verbe est toujours une faute contre l’usage ; en l’espèce, cela pourrait révéler une conception comptable de la personne humaine. Attention, nous sommes tous calculés et recalculés ; les employeurs, l’État sont des as de la recalculette.
Ce qui peut choquer, dans cette affaire de mots, c’est qu’on puisse prendre un être humain bien vivant et bien souffrant comme objet de calcul, sans compter que le nouveau calcul était au détriment des chômeurs. On nous dit que les recalculés viennent d’être « réintégrés » : c’est avouer qu’en recalculant des personnes humaines, on les excluait. Emploi absurde d’un verbe nécessaire : le calcul ne méritait pas ça !