Выбрать главу
4 mai 2004

Sévices

Devant le scandale mondial qu’ont déclenché les images venues des prisons militaires d’Irak, les mots ont du mal à exprimer les sentiments : indignation, horreur, dégoût. Dans les commentaires, on entend parler de tortures, mot apparenté à tordre et, bien sûr, à tortionnaire. La torture, qui fut une méthode pénale admise, est devenue une pratique honteuse qui accompagne souvent la guerre, mais aussi la répression policière. Si on parle de tortures morales, reste que la pression exercée sur les personnes qu’on a en garde est d’abord physique. Or, les mauvais traitements infligés à des prisonniers portent un nom : sévices. Ce mot ne fait pas partie du vocabulaire pénal ou militaire : il révèle, au-delà des prétextes — comme la recherche de renseignements, souvent évoquée — une attitude de cruauté. Sévices est pris au latin saevitia, de saevus, « cruel, violent », avec une idée de fureur. À l’origine, ce mot latin a qualifié des bêtes féroces, des animaux effroyables.

Et c’est bien de la bestialité humaine qu’il est question ; cette bestialité violente est appelée, depuis les œuvres atroces et fascinantes d’un marquis français du XVIIIe siècle, sadisme. Alors que le verbe sévir ne signifie plus « maltraiter sadiquement », mais « punir sévèrement », sévices a conservé sa violence immorale. Ses victimes sont tous ceux qui ne peuvent pas se défendre, les enfants maltraités, les prisonniers de guerre, les prisonniers politiques, qui sont tous « à la merci ».

Un élément évident des sévices infligés aux prisonniers d’Irak est l’humiliation, effet d’une brutalité xénophobe et inégalitaire. Quand l’opinion publique occidentale réagit moralement, en condamnant des abus qu’on ne peut même plus qualifier de bavures, celle des Irakiens se sent insultée collectivement. Le mot sévices implique souvent l’agression sexuelle, et on revient à l’intention d’abaisser, d’humilier, de contester dans un être sa qualité humaine, son intime liberté. Tout système institutionnel qui tolère et pratique des sévices, en l’occurrence des sévices publics, est malade. Le cinéma et la télévision des États-Unis n’ont pas caché la violence démente de leur système pénitentiaire. L’exportation des sévices, aggravés par la confrontation hostile des cultures, ferait-elle partie de la mondialisation ?

10 mai 2004

Mariage

Lorsqu’on parle aujourd’hui de mariage, on s’inscrit, sans toujours le savoir, dans l’état d’esprit d’une époque. Les états d’esprit évoluent ; l’histoire du mot révèle cette évidence. Lorsque le mot mariage apparaît en français, au XIIe siècle — avec le verbe marier et le nom : le mari —, on est dans une société où les institutions civiles dépendent entièrement de l’Église. Le mariage est alors un sacrement religieux. Le mariage civil n’existe pas avant le code civil napoléonien. Ce code est à la fois révolutionnaire et conservateur ; conservateur, bien sûr, en ce qui concerne la sexualité et les rapports entre hommes et femmes.

Lorsque le code parle, à propos du mariage, de mari et de femme — argument qu’on brandit deux siècles plus tard —, il définit évidemment le « mariage » comme union hétérosexuelle. La chose paraît alors évidente, et cela depuis des siècles.

Mais les mots et les idées qu’ils transmettent ne tombent pas du ciel. En l’espèce, ils descendent de la langue latine, où maritare a donné marier. La société antique, si différente de celle du Moyen Âge, puisqu’elle était polythéiste et tolérait l’athéisme, est allée chercher les mots du mariage, non dans celui de la religion ou de la sexualité hétérosexuelle, mais dans celui… de la botanique et de l’agriculture. En effet, maritare a d’abord voulu dire « contrôler la reproduction des végétaux, des arbres ou de la vigne ». Par ailleurs, une série de mots en mari-, qui pourraient bien être à la base de maritus, « le mari », désignent aussi bien des filles (c’est le cas en lituanien, en langue celtique) que des garçons (en sanskrit) et même les deux sexes (le grec ancien meirax). L’idée de mari et de mariage ne vient pas de celle de « mâle », mais réunit végétaux, animaux et humains aptes à être unis, quel que soit leur sexe.

C’est l’influence d’un autre mot latin, mas, maris, qui a fait du mari un mâle — mâle vient du latin masculus, dérivé de ce mas. De là une masculinisation de mari. Au fait, l’anglais husband, lui non plus, n’a rien à voir avec l’opposition mâle-femelle ; le mot concerne la vie en commun dans une maison (hus, c’est house, « maison »). Ces vieilleries culturelles ne suffisent pas pour préconiser les mariages homosexuels et pour résoudre la question de l’adoption d’enfants par des parents du même sexe. Mais elles rappellent que les unions d’êtres humains pour former une famille, un foyer, ne disent pas que l’hétérosexualité est obligatoire. Cette exigence, superposée à l’exigence de la reproduction, est purement culturelle, et les cultures évoluent.

12 mai 2004

Piège

L’assassinat du président de l’exécutif irakien dans un attentat à la voiture « piégée » peut attirer l’attention sur l’idée de piège. Tout semble piégé, dans l’affaire irakienne. Tout et tout le monde, le malheureux Irak, d’abord, mais aussi les armées étatsunienne, britannique, polonaise, et la politique intérieure des États-Unis, celle du Royaume-Uni, et l’ONU, et l’Europe impuissante…

Piège n’est que l’expression française de cette idée ; l’anglais dit trap, l’engin piégé étant un booby trap et la voiture du même genre car bomb, « voiture bombe ». Pour les anglophones, le piège est un trou. En français, le piège englobe tous les moyens pour capturer des animaux ; ce n’est pas le cas pour trap, employée par les trappeurs.

Le mot français piège, traduit en termes familiers, c’est le fil à la patte : c’est la continuation du latin pedica, dérivé de pes, pedis, « le pied ». Le piège retient la proie par le pied : les terribles pièges à loups, qui écrasent une patte, ou encore les lacets, les liens, les chaînes — car les humains rejoignent les animaux chassés, dans cette triste affaire.

Mais la prise de pied — si j’ose dire — est oubliée quand on emploie le mot piège au figuré. C’est alors une ruse destinée à tromper, puis toute situation dont on ne peut se dépêtrer.