Ce qu’il y a de remarquable dans le piège irakien, c’est que la ruse ne vient pas de l’Irak, ni du régime criminel qui gouvernait ce pays, mais de ses agresseurs habillés en libérateurs. Si le piège est destiné à tromper, les trompeurs, au départ, furent l’administration de George W. Bush et, probablement, le Pentagone ; les premiers trompés, l’opinion publique et politique des États-Unis. Un éventail de mensonges et de manipulations, c’est ce qu’il faut pour piéger, mais comme dans l’arroseur arrosé, le piégeur s’est piégé lui-même et le piège a changé de place. Le piège actuel, l’Irak, l’Afghanistan et tout ce qu’on nomme le « Proche-Orient », expression qui doit paraître bizarre aux Chinois.
Les voitures piégées, les attentats suicide qui piègent à la fois leurs auteurs et leurs victimes symbolisent un vaste piège où sont prises les valeurs affichées de la démocratie, la pseudo-libération vécue comme une occupation insupportable, les bonnes volontés, la coopération et la solidarité internationales, la politique mondiale des États-Unis, les appétits économiques… Tous piégés, sans oublier ceux qui font preuve de sottise agressive : une expression bien française leur est consacrée : piège à cons.
Témoignages
Lorsqu’on s’interroge sur la valeur des témoignages d’enfants[69], on pose évidemment la question de la psychologie enfantine, fertile en imaginaire et en reconstruction du réel. Heureusement, c’est aussi une façon de se demander quelle est la nature du témoignage humain.
Le témoin, d’abord écrit tesmoign — ce qui explique que les dérivés soient témoigner, témoignage, et non témoinage —, a pris son nom du latin testimonium, « attestation juridique » et « preuve ». Originellement, le testis est un tiers, qui peut départager les deux parties opposées dans un procès. Le témoignage est donc la parole du témoin. Ce mot, entre parenthèses, n’a pas de féminin, ce qui reflète la culture juridique romaine, où seul le mâle adulte a la parole. Faut-il rappeler que la langue latine appelait « petit témoin », testiculus, ce qui manifeste la différence entre garçons et filles ?
Le mot témoignage, quant à lui, moins anatomique, exprime par le langage une vision de la réalité. Au figuré, on parle depuis le XVIe siècle du témoignage des sens. Or, chacun sait que ce que l’on voit, entend, touche, sent, flaire, tout cela peut souvent être une illusion, une fausse apparence. Ainsi, le témoignage n’est jamais sûr, même s’il est sincère : il ne traduit que ce qu’on appelle un point de vue, c’est-à-dire l’endroit où se place chaque conscience pour envisager les choses.
Même quand on ne ment pas, on ne peut qu’exprimer sa façon d’interpréter une vérité supposée objective, celle que pourchasse la science comme la justice, mais la science, notamment la physique, sait que la vérité extérieure absolue n’existe pas. Le témoignage ne peut être que subjectif ; comme le disait Pirandello, chacun sa vérité… Il y a donc une psychologie du témoignage, qui doit tenir compte des personnalités de chacun, et aussi de la pression exercée par l’institution judiciaire, des intérêts, des fantasmes, des passions, sans parler de la médiatisation. Recueillir des témoignages est plus facile que les interpréter. Interpréter une preuve matérielle est déjà délicat et, en l’absence de preuves, il faut se contenter d’indices, c’est-à-dire de signes.
Le témoignage est donc un signe et chaque signe peut avoir de multiples significations. Lorsque les témoignages d’enfants sont indispensables, leur richesse s’accompagne d’incertitudes. Il faut les prendre au sérieux, mais cela signifie : il faut prendre au sérieux la sensibilité enfantine, surtout en cas de traumatisme. Déchiffrer un témoignage, même mensonger, c’est déchiffrer un message, des mots, une grammaire : le témoin et sa parole sont des codes où on peut lire, non la vérité, mais une conscience et des intentions.
Débarquement
Bien qu’on rattache spontanément le nom débarquement et le verbe débarquer au mot barque, le premier a été transfiguré. Lorsqu’on parle de débarquement, depuis 1944, on sait qu’il s’agit des énormes opérations militaires qui permirent aux armées du Royaume-Uni et des États-Unis de prendre pied sur la forteresse continentale européenne et de tourner une page d’histoire.
Le mot barque apparaît après des mots latin, occitan, portugais, espagnol, et parce que le terme grec baris a donné un barica qui était un bateau du genre galiote. Barge, mot réapparu à l’occasion des débarquements de 1944, vient de cette même origine méditerranéenne.
De barque sont formés embarquer et débarquer : embarquer, si j’ose dire, déborde la barque. On peut embarquer sur un paquebot ou sur un porte-avions, qui sont difficilement assimilables à un modeste esquif. Quant à débarquer, son destin français est bizarre.
On peut « débarquer » d’un navire des passagers ou des marchandises, et une personne peut débarquer en se bornant à quitter le navire pour retrouver le plancher des vaches et des hommes, qui sont parfois les mêmes. Mais débarquer, dont on oublie qu’il signifie la même chose qu’arriver, « parvenir à la rive », en est arrivé à dire en français : « arriver à l’improviste ». C’était bien l’intention des armées alliées : surprendre la défense allemande sur les rivages européens. Mais le verbe se dit aussi pour « ne pas être au courant », comme si on revenait d’un long voyage. Si le nom débarquement, s’agissant de 1944, correspond sans discussion à une prouesse militaire, à la libération des populations françaises occupées et mal traitées, le verbe débarquer témoigne avec ironie qu’il ne suffit pas de sortir du bateau pour mettre pied à terre. Dans le contexte militaire de juin 1944, cet acte était terrible, dangereux, héroïque. « Tu débarques, toi ? » signifie chez nous : « Tu n’es pas au courant », « tu n’y comprends rien » ; sur le même ton ironique, au figuré, les « parachutés » sont accusés d’être imposés. Serait-ce une critique du droit d’ingérence ? En attendant, avec les débarquements du 6 juin 1944 et du 15 août, c’était le début de la fin d’une période tragique de l’histoire de l’Europe, une victoire indiscutable de la démocratie. D’autres interventions, maritimes ou pas, n’ont pas eu la même légitimité. Tout dépend de la barque. Celles de 1944 méritent les honneurs de l’Histoire[70].
Circulation
On ne peut pas dire que ce nom, circulation, s’entende bien avec l’adjectif urbain. Plus agréable, la circulation rurale, sans aucun doute, malgré les tracteurs poussifs.
69
À propos d’un épisode du procès d’Outreau, où, précisément, les témoignages enfantins entraînèrent un drame juridique.
70
Après celui de Normandie, le débarquement de Provence, le 15 août 1944, comprenait les 300 000 hommes de la Ire armée française, auxquels se joignirent 200 000 volontaires.