C’est peu après 1820, et donc bien avant l’automobile, que le mot circulation s’est appliqué aux véhicules. C’était un mot ancien ; on avait un peu oublié sa signification d’origine, sinon on se serait méfié.
Le latin circulatio, qui s’appliquait au parcours d’un astre, venait du mot circulus, « cercle ». Pendant longtemps, circuler et circulation ne se sont dits que de parcours en cercle, ou du moins en courbe fermée, c’est-à-dire de circuits, autre mot de la même famille. Circulation s’est appliqué à l’astronomie, où il cousine avec révolution, qui exprime l’idée de retourner. Une révolution de la circulation s’imposerait. Grâce à William Harvey, qui écrivait en latin, le mot circulatio représente le mouvement vital du sang à l’intérieur du corps. Circulation, comme dans un célèbre sketch de Raymond Devos, où un malheureux automobiliste est condamné à tourner sans fin autour de l’arc de Triomphe, correspond d’abord et par nature à « tourner en rond ».
C’est bien ce qui lui est arrivé, à ce mot imprudemment employé pour le mouvement des véhicules, surtout dans les villes et autour d’elles. Voyez le nombre impressionnant de boulevards circulaires, périphériques, de Ring dans les pays de langue allemande. Comme la prétention des automobilistes, aujourd’hui, est d’aller quelque part, de s’évader, de partir, circulation leur rappelle un tournoiement peu désiré. C’est peut-être la raison de la vogue de l’anglicisme trafic, qui exprime une idée différente : celle de transaction douteuse : trafic d’influence.
L’affaire des quatre-quatre, ces véhicules privés et coûteux à quatre roues motrices — la plupart des voitures étant des deux-quatre et les vélos des « une-deux » à pédales —, illustre les contradictions du mot circulation. Prévus pour la liberté des pistes et surtout des hors-pistes, les quatre-quatre urbains sont une mauvaise plaisanterie en ville. Sous couleur de sécurité pour des passagers haut perchés et hautains, les quatre-quatristes polluent luxueusement les rues des grandes villes : décidément, malgré les efforts des édiles, comme on ne dit plus guère, la circulation tourne en rond ; elle attend des libérateurs.
Développement durable
En associant un nom qu’on croyait clair, développement, avec un adjectif non moins transparent, durable, on aboutit à une expression aujourd’hui très employée, mais difficile à interpréter.
La raison en est double. D’une part, développer, se développer, qui utilise la métaphore du déroulement et de l’ouverture (son contraire est envelopper), entraîne l’idée d’une expansion, comme celle d’un organisme vivant dans sa jeunesse et son adolescence. En s’appliquant à la vie économique, l’idée de « développement » entraîne celle de modernisation et d’enrichissement qu’on retrouve dans l’expression en voie de développement. En creux, le « sous-développement » est synonyme de pauvreté et de stagnation. Les effets du développement ne sont pas tous positifs ; nul n’ignore que l’industrie qui se développe ne développe certes pas l’équilibre écologique. Si l’action humaine produit des richesses — réparties très inégalement —, elle perturbe l’environnement naturel, jusqu’à le détruire.
Ainsi, le mot développement a un revers redoutable, tout comme industrialisation, ou même technique. On a confusément, puis très clairement, l’impression qu’il mène à des catastrophes, se détruisant lui-même en dégradant les conditions de vie. Les problèmes liés à l’énergie pétrolière, depuis les marées noires jusqu’à la pollution des villes, illustrent l’idée d’un développement destructeur et donc qui ne pourra durer. En matière automobile, on saluera l’apparition de l’« hybridité », avant de répudier essence et fioul. Le développement économique est risqué.
C’est à ce risque, confirmé par l’expérience, que répond l’adjectif durable, un peu à la manière d’équitable, qui cherche à corriger les aspects discutables et immoraux du commerce. On remarque que ces deux adjectifs sont en — able, c’est-à-dire qu’ils expriment une simple possibilité. Ainsi, durable signifie simplement « qui est de nature à pouvoir durer » ; cet adjectif exprime une qualité supposée, non pas une durée effective, ce qui serait le cas avec permanent, et, bien sûr, éternel, qui ne concerne plus les affaires humaines.
Pour qu’un développement soit durable, il faut donc qu’il soit progressif et raisonné, respectueux non seulement de la nature qu’il vient modifier, mais de sa propre survie. Empêcher le suicide du développement, soigner ses maladies, tel est le sens de ce durable. Si on renverse les termes de l’expression, on obtient l’idée de « durée développable » ; une durée humaine, c’est-à-dire vivable. Au fait, développement vivable, ce serait peut-être plus clair[71] ?
Mission
L’un des mots-clés de l’intervention du Premier ministre[72], hier à la télévision, ce fut mission. Mot classique, ancien, pris directement au latin missio, dérivé d’un verbe très courant. Ce mittere, qui a donné notre verbe mettre, signifiait surtout « envoyer », mais aussi « payer ». Au Moyen Âge, missionner a voulu dire « dépenser ». Aucune allusion à la situation actuelle.
Avant le XVIIe siècle, mission fut essentiellement un terme religieux, et désignait une action faite au nom du Christ. Cet emploi correspond à la diffusion systématique de la foi chrétienne : grâce au pape Grégoire XIV, grand organisateur, un mot plein d’avenir apparaît alors : il désigne la « propagation » de la foi, en latin Propaganda fide, et c’est, bien sûr, propagande. Comme quoi, au XVIIe siècle déjà, une grande mission passe par une propagande. Vu la trajectoire détestable du mot propagande, nous préférons parler de pédagogie.
Les missions propagatrices ont conduit à la création du dérivé missionnaire, peu employé hors du contexte religieux d’origine. C’est peut-être dommage, car de nombreuses personnalités sociales, politiques sont en fait missionnées, c’est-à-dire envoyées sur le devant de la scène, pour accomplir une tâche définie avant elles — ou faut-il dire derrière leur dos ? Mission correspond alors d’assez près à mandat, à délégation.
Dans ces situations, le mot doit rimer avec soumission, où l’on retrouve ce verbe mittere, que l’on décèle aussi dans émission. Tous ces envoyés, les acteurs politiques comme les images des étranges lucarnes, sont donc perçus directement et on doit se poser la question : de qui, de quoi sont-ils les envoyés ? Les élus, les députés sont envoyés par la volonté populaire qui, d’ailleurs, peut évoluer et se retourner. Les gouvernements peuvent exprimer divers envoyeurs — des missionneurs, des émetteurs ? — pas toujours clairs. Être « en charge » d’une mission, comme on le dit de manière inélégante et fautive, car une mission est une charge, c’est exécuter une volonté qui peut être démocratique — une majorité élue, un président élu, les élections étant une « mission » émanant du peuple, mais aussi de volontés et d’idées moins affichées. Certaines missions sont contestées, au point d’être modifiées ou abandonnées. De mauvais esprits font même remarquer que mission rime avec démission.
71
J’apprends du correcteur de ce texte que l’expression française est la traduction calamiteuse de l’anglais