— Aussi vous réglerai-je le montant de la consultation, docteur, assuré-je de bonne grâce.
Du moment qu’il y a du papier vert à la clé, elle est partante, la chère chérie. Elle adore les photos d’Hamilton. Je veux parler de celle d’Alexander Hamilton, l’homme d’Etat américain qui figure sur les billets de dix dollars.
Après lui en avoir remis deux, plus une de M. Lincoln (des vraies gueules de grincheux, ces mecs !), je me jette à pieds joints dans le vif du sujet.
— Miss Wrong, roucoulé-je, connaissez-vous, de près ou de loin, un type vêtu en kaki, portant une casquette blanche à longue visière, le nez chaussé de lunettes noires, pourvu de larges épaules et d’un ventre confortable ?
Elle me visionne avec un peu de surprise dans les deux trous de bite qui lui servent de prunelles.
Comme si elle me découvrait. Ou plutôt, non, comme si je me mettais à parler thaï au détour de la converse.
Bon : elle sait de qui je parle.
Et moi, ça me fait plaisir. Pourtant, t’admettras que, présentement, j’arpente à côté de mes pompes, non ?
Je suis ici pour en apprendre sur la disparition de Victor Héatravaire, or je m’occupe d’un certain Brandt, sujet germanique, avec lequel je n’ai en commun qu’un peu de sa cervelle sur le bas de mon pantalon. Faut être moi pour se laisser dévier ainsi de la ligne tracée, hein ?
Elle ne sourit plus, Suzy. Elle hésite. Et il est rare qu’une personne hésitante sourie.
J’attends, dans l’honneur et la dignité. Le silence n’est troublé que par les gloussements et clameurs du Gros en plein panard dans la pièce voisine. Il a des élans du cœur, Alexandre-Benoît. Des suppliques extatiques :
« Dieu d’Dieu, refais-m’le ! Chié d’merde, c’que c’est bon ! J’t’en supplille : rebelote, chérie ! Vouiiii ! Fais gaffe, l’fil électrique s’prend dans mes gesticules et ça m’coince ! Oh ! là là ! Againe ! Againe, pléhase ! »
M’est avis qu’on lui en donne pour ses dollars, à Bigzob ! Du tout beau travail qui fait honneur à ce vaillant pays.
Wrong amorce une moue très choucarde.
— D’après votre description, je serais amenée à croire qu’il s’agit de Chakri Spân.
— C’est-à-dire ?
— Chakri Spân est le plus grand marchand de cercueils de Bangkok.
— Drôle d’industrie.
Elle m’explique l’importance du cercueil dans la religion bouddhiste. Ici, tout le monde s’efforce de s’en offrir un magnifique. Quand t’es clamsé, on t’embaume et la famille te conserve un certain temps à la baraque. Plus tu es aux as, plus on te garde longtemps. Parfois, on diffère l’incinération de plusieurs mois. Pas de cimetière : des fours crématoires. Seuls, les Chinois (qui représentent un bon dixième de la population) se font enterrer, sinon : le bon vieux bûcher purificateur ! Or, donc, ce Chakri Spân vend les plus beaux cercueils de Bangkok. Il est célèbre dans toute la ville. On pense qu’il tripote dans un tas de trucs annexes. Qu’il négoce en tout genre, ce forban. Il s’occupe de la boxe, un peu de la prostitution… Une nature. Il hante les bars des grands hôtels. Jamais fringué autrement que d’une combinaison de broussard et d’une casquette blanche à longue visière à l’abri de laquelle il regarde venir ses contemporains. Même dans des soirées mondaines, il est affublé de sa combinaison aux mille poches. De ces dernières, il extrait de tout : des bahts à poignées qu’il distribue volontiers, des boîtes de médicaments dont il use et abuse, des armes quand c’est nécessaire. Il parle peu mais net. On le craint comme la peste bubonique. Il se déplace dans une Rolls aux vitres teintées, conduite par un chauffeur chinois maigre et malin. Il en jaillit comme un diable, sans jamais refermer sa portière derrière soi. Marche en trombe, toujours. Espèce de sanglier en éternelle charge. Il habite une vaste maison au bord d’un klong. Un klong, elle précise, c’est un canal. Y en a des chiées (au moins) à Bangkok, qui quadrillent la ville. Bien fangeux, riches en détritus et merdes cholériques, tu penses ! La demeure de Chakri Spân est située au bord du klong Salo Salôp dans la vieille ville. On la dit rutilante, et pleine d’objets d’art, digne de concurrencer celle de Jim Thomson, ce milliardaire amerlock défunté de mort suspecte en 67, au cours d’un séjour en Malaisie.
Très intéressant, ce que me bonnit la mère Suzy. Tu ne trouves pas étrange, toi, que ce type équivoque se soit trouvé dans le couloir de la chambre à Brandt au moment où ce dernier valdinguait ? Eh bien moi, si, que veux-tu !
Je vais pour continuer ma petite interview quand le gong de la porte retentit.
Suzy s’excuse et passe dans la petite antichambre pour délourder. Je l’entends parlementer à voix basse. Curieux de nature, je risque un z’œil et bien m’en prend. La curiosité est un vilain défaut, mais souvent récompensé. Il convient de ne jamais craindre nos défauts, car, Seigneur, sans eux que ferions-nous ? Ils sont la suprême récompense de nos qualités.
Donc, je mate en loucedé, et qui vois-je, dans l’encadrement, bien honnête, bien smart ? L’Angliche qui nous a probablement sauvé la vie naguère en nous avertissant qu’il pleuvait de l’obèse.
La Suzy lui chuchote des trucs que ce gentleman écoute fort civilement, après quoi il a une inclinaison du buste et se retire.
La Jaunette revient.
Pas seule.
Car la porte du « laboratoire » vient écraser un éventail de soie contre le mur et la camarade d’atelier de miss Wrong se précipite, nue et plus souriante du tout dans la pièce où on fait la converse.
Elle cause vite et thaï, si bien que j’entrave que tchi. Mais l’arrivée inopinée du Gros éclaire ma lanterne sourde. Triquant comme mille étalons, il rameute la garde, criant à l’arnaque. Ne voilà-t-il pas que, contre toute convention dûment agréée, sa partenaire refuse de se laisser miser sous prétexte que mon ami est archi trop fort pour sa propre constitution !
— Non, mais ça va pas, les miches ! qu’égosille le mammouth. Une pute qui renâcle, on les voira toutes c’t’été ! Comme si j’y d’manderais la lune ! Juste son cul, faut pas chérer ! Et elle est marchande de cul, oui ou merde, cette jouvenceuse ? Si elle a le fume-cigare comme un porte-mine, faut qu’elle va changer d’turbin, merde ! Quand on n’a pas d’aptitude, on laisse aux autres ! L’vibro-masseur, c’t’à la portée d’n’importe quelle jeune fille d’bonne famille, merde ! Des guiliguili électriques su’la grosse veine bleue, une gamine de huit ans saurait si on lu montrerait une fois pour lu’montrer. S’l’ment, moi, je becquete pas qu’des z’hors-d’œuv’, merde ! Une séance sans embroque, salut madame, j’aime autant r’tourner à la Communale me pogner dans les tartisses du préau, merde ! Ça t’enfouille ton carbure au prélavable, d’accord comme quoi t’auras droit à l’enfourchement final par tout’la troupe. Et quand t’arrives av’c ta chopine, c’est « oh, non m’sieur, elle est trop grosse ! » Merde ! Quand on choisit c’boulot, c’est qu’on s’sent paré pou’les grandes manœuvres, non ? J’veux bien qu’les julots d’ici soyent montés comme des sapajous, mais faut songer au touriste, non ? Ou alors pas s’en mêler ! Merde ! T’affiches le calibre maximume admis su’la lourde avant qu’on entrera. T’écris en tout’lettres que çu qui l’a plus forte qu’un cigarillo peut s’l’évacuer ailleurs, merde ! Sana, toi qu’as un anglais légèrement plus éloquent qu’l’mien, tu vas m’dire à c’te mijaurée qu’elle dégote un pot d’vaseline si ça lu chante, é qu’é s’laisse fourrer princesse, bordel ! Qu’aut’ment sinon, je me file en pétard pour d’bon. J’vais lu donner des cours du soir d’enfilage sérieux, moi, espère. La démarrer à la banane verte, la continuer à la courgette pour la terminer à moi, moi ! C’qu’est payé est dû, pointe à la ligne ! Allez, esplique z’y ! Merde !