Miss Wrong, à laquelle je fais part des réclamations béruréennes, hoche la tête.
— Votre ami est un surmonté, elle plaide. Je n’ai jamais rencontré d’appareil de cette taille. D’ailleurs, je serais curieuse de l’essayer, pour ma documentation personnelle ; accepterait-il que nous permutions, Dolly et moi ?
Je transmets sa proposition à Béru qui, instantanément calmé, sourit de bien aise.
— V’là une p’tite très méritante, déclare Sa Majesté. Qui r’chigne pas à l’épreuve. Explique-lui qu’j’serai délicat, Gars. J’ferai queue d’velours, av’c elle ; promis. J’entrerai su’la pointe des pieds, pas alarmer l’chat qui dort !
Il prend Suzy par la main.
— Allons, viens, ma beauté, tu l’as bien mérité.
— Minute, interviens-je. Chère miss Suzy, qui était le monsieur qui a sonné tout à l’heure ?
Elle hoche la tête :
— Un client de l’Oriental qui m’était adressé par un employé.
— Vous le connaissiez ?
— Non, il venait pour la première fois. Je lui ai demandé de repasser plus tard.
J’acquiesce. Elle exit avec le surchibré.
Sa potesse tente de me justifier sa défaillance, mais j’en ai rien à fiche, moi, de son étroitesse de vulve. Alors je me barre, parce que je me sens gagné par une incommensurable nervouze. Une vraie pile atomique, parole !
Besoin de m’accomplir, comme on dit dans les articles sérieux des hebdomadaires.
Pour être franc avec toi : je sens des choses.
Et j’en pressens davantage encore !
Et alors, tandis que des éclaboussures d’eau me jaillissent, je me dis in petto, en catimini et autres, le gnagna suivant : « Mon Sana, tu files du very bad coton, ne t’en déplaise. Car enfin, enfin, enfin, te voici à Bangkok pour t’occuper de la disparition d’un gars de chez nous et au lieu de, tu ne penses qu’à la débalconnisation d’un vieux teuton de merde ! Ça manque de réalisme, mon cher. Même si on a trucidé ce Germain, t’en as strictement rien à branlocher, n’étant pas qualifié pour t’occuper des assassinats qui ne concernent pas la maison-mère. Et le fait que tu aies failli prendre le chuteur sur le coin de la gogne ne change rien au problème. »
Bon, très bien, je me récite ce petit compliment manière d’apaiser ma conscience ; mais il ne me retient pas de penser à cette affaire. Et, pour ne rien te celer, comme disait un marchand de cire à cacheter, je me suis installé dans la chaise longue qu’occupait l’obligeant Anglais ce matin. Et je contemple la vertigineuse façade de l’hôtel. Le soleil emplit chaque vitre de miroitements pourpres. Par-delà la rumeur joyeuse de la piscaille, me parvient celle du fleuve coulant au pied de la terrasse. Il a un nom bizarre, comme tout ici, pour nos oreilles occidentales. Il se nomme le Menam Chao Phaya. Ainsi soit-il. Et c’est fou la navigation sur cette large voie d’eau verdâtre ! Les embarcations pullulent. En général, elles sont étroites et très longues, pulsées par des moteurs dont l’arbre d’hélice mesure au moins trois mètres. Et je me demanderais bien pourquoi ils sont si tant tellement longs, ces arbres d’hélice, seulement, franchement, tu vois : je m’en fous comme de ta première culotte au jeu.
Alors, je ne me le demande pas, et c’est rudement mieux ainsi, car à vouloir connaître le pourquoi des choses, on en arrive vite à vouloir aussi en savoir le comment et dès lors tout se complique dans des proportions néfastes.
Depuis la chaise longue de l’Anglais salvateur, je considère le balcon du onzième où, tu vas te marrer, se trouve encore la ceinture du peignoir, telle une marque blanche chargée de signaler le point du drame.
Si ce gentleman a eu le temps de nous avertir du danger, c’est qu’il regardait dans cette direction. S’il regardait, il a fatalement vu basculer le Chleu. Et pourquoi, étant assis au bord de la piscine, lui tournait-il le dos, cet Anglais, à la piscaille, alors qu’il y avait tout plein de belles nanuches à contempler ? Et comment se fait-il qu’il aille visiter Suzy Wrong peu après l’accident ? Suzy Wrong qui se trouvait précisément dans l’appartement de la victime. Hasard ? Fume ! Les hasards, ce sont les pointillés qui remplacent les lettres dans les concours de mots sautés. Des solutions provisoires, en somme.
Si j’étais chargé de cette enquête, ce qu’à Dieu ne plaise, je m’occuperais sérieusement du Rosbif obligeant, parole ! Et également du dénommé Chakhri Spân, roi du cercueil thaïlandais toute catégorie. Et je ne perdrais pas de vue non plus la môme Suzy…
Mais voilà, je suis ici pour autre chose.
Le haut-parleur de la pistoche annonce :
— Sir Antonio est demandé à la réception.
Marrant, mais je pressentais cet appel. Une pile, je te répète ! J’aurais éclusé une bonbonne de café fort, je n’éprouverais pas un plus grand frémissement à fleur de peau ; ni ne me sentirais davantage sur le qui-vive. C’en devient oppressant.
Je me lève pour souscrire à l’appel.
La fraîcheur du vaste hall me revigore. J’avise le chef-inspecteur Wat Chié, planté devant le guichet de la réception au-delà duquel s’affairent de ravissantes filles vêtues de sombre.
Il vient à moi, la bouille fendue d’un sourire de père-la-colique. Il a une frite pour réclame de laxatifs, l’ami. Je lui dis quelques mots en anglais, mais il ne cause que sa foutue langue à la gomme.
Me tend un feuillet comportant deux colonnes de noms dactylographiés. C’est la liste des passagers du vol « Hong Kong-Bangkok ». J’y glisse un regard caramélisé avant que de la plier en deux et de la glisser dans ma poche-revolver, comme on disait jadis, à l’époque où l’on ne se servait jamais de revolver ; qu’à présent les temps ont bien changé et que tout un chacun défouraille de-ci et de-là, dépose sa petite bombe sur le paillasson ou dans la bagnole du voisin, et revendique les plus sombres attentats comme s’il s’agissait de hauts faits. Dedieu, ce qu’ils sont devenus ! Tu vois de la viande qui a tellement de peine à exister, et qu’on hache, qu’on transperce, qu’on dépèce frénétiquement. N’importe quelle raison. T’es pas d’accord ? Tiens, meurs Et ça a servi à quoi d’inventer la pénicilline, dès lors ? Le bistouri coagulant ? Et que Mme Curie soit morte de radiations ? A quoi ? Pour se faire ayatoller ? Merde ! Tu sais que je les conchie de plus en plus foireusement, tous ? Que j’en deviens herbivore, à force d’à force ? L’eau, l’herbe et la solitude, mes ultimes soutiens. Bien m’assainir avant de crever. Mourir nettoyé, quoi. C’est plus décent.
— Have a drink ? je demande à mon confrère.
Heureusement que j’ai ponctué du geste : le pouce en clairon devant la bouche, tout le monde pige, du Groenland à la Terre de Feu.
Flatté, il acquiesce. Alors je l’entraîne au bar. Il boit un cocktail de jus de fruits, moi une tisane de grain d’orge sur un gros glaçon.
On ne peut pas se causer, on ne parle aucune langue en commun. Ça aussi, va falloir y mettre fin, à ce cloisonnement par les langages. Coûte que coûte. Ensuite ça ira peut-être un tantinet soit mieux.
C’est l’heure creuse. A part un gros vieux Ricain à cheveux blancs qui s’évente malgré l’air conditionné avec son chapeau de paille, devant un verre vide, il n’y a que le barman. Wat Chié lui fait signe et baragouine. Le loufiat se tourne vers moi :
— Il dit que, selon lui, l’homme que vous recherchez avait rendez-vous à l’aéroport.
Tiens, il s’intéresse encore à notre problème, l’inspecteur-chef ? J’avais pourtant le sentiment que ça lui passait au-dessus de la coiffe.