Il se rassérène en narrant, le Gravos. Raconté, l’aspect plaisant de la mésaventure se dégage. Il en est conscient et finit par sourire.
— Ce sidi, conclut mon pote, j’sus toujours pas dégorgé des amygdales, moi. Va falloir trouver du cheptel de remplacement. On d’vrait s’inquiéter si y aurait pas une pute françouze dans l’secteur. Dans l’fond, y a que ça d’sûr. Une prostipute de chez nous, t’es tranquille qu’elle a pas l’minou comm’ une boutonnière ! Elle peut aller aux asperges sans pied à coulisse pour des vérifications prélavables. Faut s’renseigner. Les putes françaises, c’est comme les restaurants italoches : y en a dans l’mont dentier.
— Tu t’arrangeras pour en dégauchir une ce soir, coupé-je, moi j’suis de sortie.
— Une gerce ?
— Ravissante.
— Masseuse ?
— Non ; il s’agit de l’unique jeune fille sérieuse de Bangkok. Du moins le prétend-elle.
Sa Majesté qui a une confiance aveugle en son supérieur ricane :
— Elle pourra plus causer comme ça quand c’est qu’elle t’aura quitté.
Je déplie le télex du Vieux.
Rien de plus fastidieux qu’une liste de blases orientaux. J’ai l’impression de lire l’autre, sauf que sur la ligne Paris-Tokyo il y a davantage de Français que sur celle Hong Kong-Bangkok.
— Tiens, dis-je au défonceur de pot chinois, tu vas m’aider.
— A quoi-ce ?
— Je vais lire des noms. Tu les chercheras au fur et à mesure sur la liste que voici. Si tu trouves l’un d’eux, préviens-moi !
Nous nous installons commodément dans deux fauteuils mitoyens et la nomenclature commence. J’efforce d’articuler au mieux ; pour les noms barbares, Béru me fait répéter et les récite lui-même en déchiffrant sa liste.
Les Wang Tu Hô, les Krash Chibrak, les Sumuzaki et autres Vajhiralongkorn ne manquent pas. Sa Majesté les cherche sur son faf avec une louable attention. Ne les ayant pas dénichés, il conclut chaque fois par un laconique : zobi ! qui est une fin de non-recevoir.
On se paie toute ma liste, et il en reste encore sur la sienne, car il y avait davantage de passagers de Hong Kong à Bangkok que de Paris à Tokyo.
— Raté, soupiré-je, déconfit.
Le Mastar renifle. Il déplore. Aurait aimé me complaire. Mais, hein ? A l’impôt-cible, nul détenu. Soudain, comme il relit son feuillet, il me demande :
— Tu y prononces comment t’est-ce, ce blaze ?
— Goodyeard, dis-je.
— Espèce d’archicon ! exulte Elephant man, si tu triches su’ la prononciation, comment voudras-tu qu’on s’y r’trouve ! Y a écrit Godeyéharde, et ta pomme tu dis Goudyeur !
Fébrilement, je compare les deux listes. Je conserve un doigt pointé sur la Mrs. E. Goodyeard de son papier et je dévale les colonnes du mien.
Merci, petit Jésus ! Mrs. E. Goodyeard s’y trouve également. Mrs. E. Goodyeard de Bangkok.
Le petit Philippin qui examine l’annulaire des téléphones ne comprendra jamais pourquoi je le lui arrache des mains en grommelant « excuse-me » pour la forme. Je l’emporte promptement comme un joueur de rugby emporte le ballon ovale dont il vient de se saisir à la faveur d’un rebond (du trésor).
Les « G » !
Vite, vite !
Chère Mrs. E. Goodyeard !
La voici, la voilà, pimpante, en caractères gras, siôplait. Non qu’elle soit charcutière, mais elle gère un magasin d’antiquités dont l’enseigne est écrite en thaïlandais gothique.
Le comique naît toujours de la répétition.
En effet, je me jette dans un taxi Mercedes, stationné devant l’Oriental, comme naguère lorsque nous voulions nous rendre chez la malheureuse Suzy. C’est la même voiture et le même chauffeur. Je lui montre l’adresse de Mrs. Goodyeard. Il hoche négativement la tête et déclare en soupirant :
— Deuxième rue à droite, sir.
S’il n’a que des clients comme bibi, j’ai idée que les traites de son bahut resteront longtemps impayées.
Mrs. E. Goodyeard, tout comme la maréchale d’Ancre, n’a vraiment de féminin que le sexe. Cette concession faite à son genre, elle se présente sous l’aspect d’un solide grenadier d’un mètre quatre-vingt-dix, au visage de baroudeur, avec des tifs gris, très rudes et coupés bref. Elle porte une chemise d’homme à carreaux, un pantalon de velours serré à l’absence de taille par une ceinture de cuir large comme une courroie de batteuse, et elle fume une pipe de loup de mer tout en procédant à de la comptabilité au fond de son magasin.
Celui-ci contient des merveilles. Il ne s’agit pas d’un antre de brocanteur bourré de pouilleries asiatiques, mais d’une sorte de petit musée ne proposant que des pièces rares dûment mises en valeur sur des socles de marbre noir, et éclairés par des spots savants.
Des bouddhas anciens, des sculptures populaires datant de plusieurs siècles, des objets insolites finement ciselés ou peints captent dès l’entrée votre attention.
J’opère un petit circuit dans les deux salles communicantes, intéressé par cet art nouveau pour moi qui n’aime que les vieilles choses de la vieille Europe. Les reliques des autres continents, n’importe leur beauté, conservent à mes yeux des relents de bazar. Il n’empêche que certains des objets présentés par Mrs. E. Goodyeard ont de l’allure, entre autres un banc ayant la forme d’une chevrette couchée, aux lignes pures et dont le bois a une brillance unique. Donne-moi dix bahts pour le commentaire et si tu veux en savoir davantage achète la brochure.